Le retour de l’islam dans l’ex-Empire russe / Histoire de la guerre d’Afghanistan
Voici donc deux livres, parus à peu près simultanément, qui traitent de la situation géopolitique en Asie centrale, là où passèrent jadis la route de la soie, puis, en sens inverse, les hordes de Gengis Khan et de Tamerlan, et où, plus récemment, s’affrontèrent longuement les Empires russe et britannique, et qui est donc géographiquement une région chaude de notre planète. Or, il se trouve que tous les États de cette région sont maintenant en crise à la suite de l’effondrement de l’empire soviétique, et ce sont les données de ces crises qu’analysent très en détail nos auteurs, à savoir, respectivement, Patrick Karam, docteur en science politique et auteur de nombreux articles sur le monde post-soviétique, et Assem Akram, d’origine afghane et docteur en histoire contemporaine ; le livre de ce dernier est préfacé par Jean-François Deniau, dont on connaît l’engagement en Afghanistan depuis son invasion en 1979 par les troupes soviétiques.
Pour pouvoir suivre parfaitement leurs analyses, il faudrait disposer des cartes qui figurent dans leurs ouvrages. Ici, nous devons nous borner à rappeler que l’Afghanistan a une frontière commune dans son Sud-Est avec le Pakistan et dans son Sud-Ouest avec l’Iran ; et qu’au nord, il est bordé d’ouest en est par le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, lesquels sont eux-mêmes bordés, toujours dans le sens des aiguilles d’une montre, par le Kirghizstan et l’immense Kazakhstan. À l’ouest de cet ensemble, se trouve la mer Caspienne et à l’est la Chine, ou plus exactement la province « autonome » du Xinjiang, dont la population appartient pour les deux tiers aux ethnies des États voisins, comme vient de le rappeler, au moment où nous écrivons ces lignes, une émeute antichinoise survenue près de la frontière et rapidement réprimée.
Comme le sous-titre de son livre y insiste — « Allah après Lénine » —, Patrick Karam a pris pour axe de sa recherche « le retour de l’islam » dans la géopolitique de ces cinq républiques, devenues indépendantes depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Il nous rappelle en effet que la révolution bolchevique, en les créant sur des bases ethniques, avait cherché à briser la communauté musulmane existant dans cette Asie centrale, communauté qui est presque entièrement de rite sunnite, et par ailleurs turcophone, à l’exception des Tadjiks, qui eux sont persophones. Son enquête sur la situation actuelle dans chacune de ces républiques a été menée à partir de visites et d’entretiens sur place, ce qui aboutit à des descriptions très détaillées et à des analyses pointilleuses. Nous nous bornerons ici à retenir leurs conclusions, telles qu’elles figurent dans les titres donnés par l’auteur aux chapitres qu’il a consacrés aux cinq républiques en question : pour le Turkménistan, « l’ombre de Tamerlan » ; pour le Tadjikistan, « un pays déchiré au nom d’Allah » ; pour le Kirghizstan, « deux rêves pour un territoire » ou encore « entre péril jaune et danger vert ». Enfin pour le Kazakhstan, qui curieusement n’est pas traité en tant que tel — peut-être parce que dans la région on le retrouve un peu partout —, l’auteur ne met en exergue que le danger que constituerait une « bombe islamique », dont il pourrait aider la fabrication, étant donné son « passé nucléaire » ; alors que pour nous cette république a été jusqu’ici, apparemment, la plus « régulière » de la CEI, et, en tout cas, est très sérieusement tenue à l’œil à cet égard par les États-Unis, comme il est apparu à plusieurs reprises.
Les conclusions de l’ouvrage peuvent, elles aussi, être résumées par les titres donnés à ses derniers chapitres : il s’agit pour l’auteur d’une région où se développe un « nouveau grand jeu » dans lequel interviennent « le mythe du panturquisme », « la fin de l’islam messianique » en Iran, « le Pakistan à la recherche d’une profondeur stratégique », « le péril jaune », et « la complexité de l’échiquier afghan », dont nous dirons un mot plus loin, mais aussi les « intérêts stratégiques » de la Russie, qui continue à jouer des contradictions existant dans ces républiques et de leur dépendance économique à son égard. Sa conclusion reste cependant que la situation socio-économique dans ces nouveaux États indépendants favorise « la montée de l’islam ».
Pour une analyse plus en profondeur de cette situation socio-économique, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs de se reporter à la revue mensuelle Le Courrier des pays de l’Est (La documentation Française) qui, dans sa livraison de mars-avril 1996, a établi, sous la direction de Françoise Barry, un bilan très documenté des atouts et faiblesses des nouveaux États indépendants issus de l’URSS. Nous essaierons de les résumer comme suit, en conservant l’ordre précédent : le Turkménistan (4 millions et demi d’habitants), frontalier de la mer Caspienne, a des atouts économiques, son pétrole, son gaz, son industrie chimique, son coton, mais il n’en subit pas moins une grave crise économique avec une inflation galopante ; l’Ouzbékistan (22 millions d’habitants) a aussi d’importantes ressources naturelles avec le coton (22 % de la production mondiale), l’or (70 tonnes par an) et une production en pétrole et en gaz croissante qui le rapproche de l’autosuffisance, ce qui le situe en rival du Kazakhstan comme puissance régionale ; le Tadjikistan (7 millions et demi d’habitants) est plongé par contre dans la guerre civile, à la façon de son voisin l’Afghanistan, et pour cette raison est en situation de débâcle socio-économique. Quant au Kazakhstan (17 millions d’habitants, dont 27 % de Russes), il a lui aussi des difficultés économiques sérieuses malgré ses atouts en ressources naturelles, notamment en hydrocarbures ; il cherche à en sortir par des ouvertures à l’extérieur, mais il pourra difficilement résister à la pression économique de son grand voisin, la Russie.
Telles sont donc, rapidement résumés, les enseignements que nous avons tirés des analyses de ces experts quant au présent et à l’avenir de ces cinq États musulmans de l’Asie centrale, issus de l’Union soviétique. Reste l’Afghanistan, dont Assem Akram, après nous avoir raconté en détail la guerre extérieure qui a duré dix ans, s’efforce de nous expliquer les données de la guerre civile qui a succédé, avec la prise du pouvoir par les moudjahidine, les luttes entre seigneurs de la guerre qui ont suivi, les bouleversements de cet échiquier encore compliqué par l’arrivée des talibans, et le rôle joué par le Pakistan dans cette affaire et, estime-t-il, par les États-Unis, qui souhaiteraient en définitive le retour du roi en exil à Rome, lequel accepterait de revenir « comme un simple Afghan, une barbe blanche, désireux de mettre au profit de son pays les dernières énergies qui lui restent ».
Alors, pour reprendre le titre d’un article d’Alain Chevalérias dans le Spectacle du Monde (novembre 1996), s’agit-il du « retour du grand jeu » entre les Empires russe et britannique, que remplacerait dorénavant, comme ailleurs, l’imperium américain, ou du « retour de l’islam », comme semble le prophétiser Patrick Karam ? Ou encore d’un futur « de Gengis Khan à Boris Eltsine », pour démarquer le titre d’un livre de l’amiral Castex (De Gengis Khan à Staline) qui avait fait sensation en 1931 lorsqu’il avait annoncé le probable retour d’une confrontation Russie-Chine, la première se plaçant alors en protecteur de l’Occident contre le « péril jaune » ? Telles sont donc les réflexions d’actualité auxquelles nous amènent ces deux ouvrages ; ils ne cherchent d’ailleurs pas à prophétiser, puisque telle n’est pas la vocation de la géopolitique, mais seulement à expliquer. Pour disposer d’un mode de lecture plus opératoire, il faudrait donc appliquer à ce théâtre les moyens et méthodes de la géopolitique, que François Thual nous a proposés récemment dans un ouvrage commenté dans cette revue, et qu’il vient à nouveau d’expliquer de façon lumineuse dans un livre écrit en collaboration avec Pascal Lorot et intitulé La Géopolitique (Éditions Montchrétien). Il constitue en effet un manuel dont nous recommandons vivement l’usage à tous ceux qui entreprennent d’analyser une situation géopolitique complexe, comme l’est celle, ô combien ! de l’Asie centrale : « Des Balkans avec du pétrole », diagnostique André Fontaine dans Le Monde, au moment où nous écrivons ces dernières lignes. ♦