La construction européenne : la sécurité et la défense
Dans la solide collection « Politique d’aujourd’hui », cet ouvrage, austère comme le sujet traité, revêt pour le lecteur toujours pressé et ingrat les défauts de ses qualités.
Ne laissant rien dans l’ombre, la forêt compacte des faits y cache un peu les arbres des idées essentielles et, si celles-ci sont présentes, exprimées même parfois de façon vigoureuse et originale, elles risquent de disparaître parmi le compte rendu foisonnant de l’évolution des positions nationales et du gigantesque travail accompli en un demi-siècle par nos dirigeants successifs en personne autant que par leurs équipes, à l’occasion d’innombrables projets, de multiples rapports et de dizaines de sommets en tous genres. Ce n’est pas que la réflexion, le cas échéant à contre-courant des idées dominantes, manque ici à côté de l’exposition ; elle évite de trop exploiter les poncifs sur « la fin de l’ordre de Yalta » et le relatif confort que celui-ci procurait, ou bien encore de hurler avec les loups contre « l’ivraie des Serbes orthodoxes… en assimilant Milosevic à Hitler ». Elle enseigne par exemple que le morcellement si décrié de notre continent a sans doute été une « chance », dans la mesure où, contrairement au monolithisme des empires, il a permis « la diversité, cause de grandeur » et a suscité l’émulation. Cette mosaïque a eu besoin, pour tendre vers l’uniformité, de « fédérateurs extérieurs », au son mélodieux des dollars de l’aide Marshall et à celui, angoissant, des chenilles des chars de l’armée rouge.
Par ailleurs, en admettant qu’il est indispensable de planter le décor, les attendus paraissent trop copieux pour qui s’attend à être plongé d’emblée dans l’actualité dite brûlante. Sur 300 pages, Maëstricht n’apparaît que vers les 230 et la fameuse Pesc ferme la marche. Il est vrai que la route fut longue et méritait la description : d’abord, tracer les frontières d’une « construction de l’esprit à partir d’une réalité géographique mal délimitée » ; éviter le forcing style CED et « la poursuite de chimères » caractéristique de notre génie national ; progresser au contraire de façon « graduelle, par étapes », selon les termes du rapport Davignon ; être conscient, en abordant le domaine de la politique étrangère, en débouchant sur la sécurité, en débordant sur la défense, non pas de se borner à « ajouter un secteur particulier » à la construction européenne, mais bien de « parvenir au cœur de la souveraineté des États ».
Tout au long d’un itinéraire parcouru tantôt à petits pas, tantôt à un rythme accéléré risquant de déborder les responsables, la recherche d’un destin commun s’est effectuée au gré de lectures différentes des textes et de subtiles distinctions sémantiques. Les questions de fond subsistent, formulées plus ou moins clairement depuis des décennies : choisir l’Europe des patries ou une fédération teintée de technocratie (cela existe aussi en ce qui concerne la sécurité et la défense) et d’« eurojacobinisme » ? Continuer à se réfugier un peu lâchement sous la protection américaine et en payer le prix en liberté de décision, ou se prendre en main et mettre en balance « prépondérance française et hégémonie allemande », la première véhiculant une dissuasion élargie dont l’auteur dénonce « la vacuité, l’illusion, voire le danger » ? Comment simplifier l’« imbrication » des institutions internationales ? Comment enfin régler la question de l’élargissement vers les pays de l’Est, « demandeurs de sécurité » ?
Toutes ces questions, Jean-Pierre Maury se garde bien d’y répondre de façon péremptoire. Ni essai de politique-fiction, ni thèse engagée, cet ouvrage de référence, plus tourné vers la précision de l’analyse que vers les synthèses manichéennes, ne cache pas la probabilité des crises à venir, comme chaque fois que la souveraineté des États, « indivisible par nature », se trouve écartelée, et il s’achève sur le doute plaisamment formulé : « la France et l’Allemagne poursuivront encore longtemps des rêves différents : les faire dans le même lit, est-ce réellement un gage de solidarité, d’ordre et de paix ? ». ♦