Le défi de l’argent
Depuis qu’il a réalisé plus d’un milliard de dollars de bénéfice en spéculant sur la livre sterling en 1992, George Soros est devenu le symbole de la spéculation internationale. Quand il achète des mines d’or, le métal jaune monte ; et il baisse si l’on apprend qu’il en a vendu. Ce « gourou » des places financières apparaît aujourd’hui comme le concepteur de la fameuse théorie du boom-bust, ou « modèle en dents de scie », qui applique aux valeurs bancaires et boursières les phases successives de croissance rapide et de brusque dépression des marchés monétaires. Selon l’auteur, l’instabilité financière en cette fin de siècle est en partie la conséquence de l’effondrement du bloc soviétique. La chute du mur de Berlin en novembre 1989 et la réunification des deux Allemagnes en octobre 1990 ont provoqué une « dynamique de déséquilibre au sein du SME ». George Soros estime que tous les régimes de changes présentent des faiblesses. Pour le SME, la faille, à savoir le double rôle contradictoire joué par la Bundesbank dans le Système monétaire européen, est devenue évidente après la restauration de l’unité allemande : la Bundesbank représentait à la fois le point d’ancrage du SME et le défenseur constitutionnel de la stabilité du Mark. Pendant la période d’équilibre, la Banque centrale allemande avait pu remplir ces deux tâches sans problème, mais la réunification, qui s’est accompagnée d’un taux de change excessif de la monnaie de la RDA, a engendré un conflit d’intérêts.
George Soros nous fait part également de réflexions intéressantes sur le système financier japonais. Au pays du Soleil-Levant, l’ensemble bancaire est tenu par des institutions (banques, agents de change, compagnies d’assurances, organismes de placements) qui, au lieu de suivre le marché, sont soumises au ministère des Finances. À l’époque du miracle industriel japonais, le ministère de l’Industrie et du Commerce (le fameux MITI) jouissait d’une influence qu’il a progressivement perdue au fil du temps, pendant que, ces dernières années, le ministère des Finances devenait « la pierre angulaire de la hiérarchie ». Le résultat fut catastrophique : le secteur industriel a produit une quantité considérable de surplus qu’il a confiée au domaine financier. Ce dernier l’a gaspillée. La grande aventure, qui consistait à suivre les traces de l’Angleterre du XIXe siècle pour devenir le banquier du monde, a échoué.
L’auteur ne se limite pas à des remarques sur le secteur financier. Son analyse du rôle de l’Onu dans l’ex-Yougoslavie met en relief l’échec patent de l’Organisation internationale. Pour George Soros, le bilan a été humiliant, « la plus belle démonstration de faiblesse de l’histoire des démocraties occidentales ». Le mandat de la Forpronu était inapplicable. La mission était officiellement d’apporter une aide humanitaire à la population civile mais, pour y parvenir, les casques bleus devaient d’abord obtenir l’accord et la coopération de toutes les parties en guerre. Coincés entre les agresseurs et les victimes, les soldats des Nations unies étaient donc condamnés à observer une inacceptable neutralité et, selon George Soros, les troupes internationales sont devenues un instrument entre les mains des Serbes qui avaient d’autres ambitions.
Le riche spéculateur est aussi un philanthrope qui donne chaque année 300 millions de dollars pour faire vivre un réseau de fondations qui aident la Russie et l’Europe de l’Est à sortir du communisme. En Russie, les fonds ainsi apportés ont permis de financer les activités des scientifiques alors que l’État était défaillant. Il fallait convaincre les savants de rester dans leur pays, afin d’éviter une catastrophique fuite des cerveaux, en particulier de chercheurs liés au secteur nucléaire. La Fondation Soros a donc constitué « un point d’ancrage qui garantissait une liberté d’action et de pensée dans l’ancienne Union soviétique ». Actuellement elle contribue activement à la formation des enseignants et au lancement de nouveaux manuels scolaires pour remplacer les ouvrages marxistes-léninistes.
Parfois, l’assistance du « gourou financier » a eu des implications politiques. Ainsi, en fournissant cinquante millions de dollars à la Macédoine, George Soros a permis à l’ancienne république yougoslave de résister au blocus que lui imposait la Grèce. Les dons de George Soros sont également injectés dans la lutte contre la drogue. Toutefois, pour le financier américain, le combat contre ce fléau passe d’abord par le traitement des toxicomanes et non par l’application de lois répressives. Sur ce sujet d’actualité, l’auteur prétend que « si on légalisait certaines drogues, pas toutes, mais celles qui sont le moins nocives et provoquent le moins de dépendance, on pourrait réduire la criminalité de 80 % ».
L’ouvrage de George Soros foisonne ainsi d’idées qui touchent aux domaines les plus variés (finances, politique, problèmes de société…). L’argent lui a donné la possibilité de réaliser ce qu’il désirait plus que tout : diffuser sa pensée. Cet humaniste d’un type particulier a toujours voulu rester dans l’histoire. Cependant, il n’a réussi à se faire écouter que le jour où il a acquis une fortune colossale. C’est grâce à sa richesse que « le plus grand financier du monde » a été pris au sérieux et qu’il est devenu un homme d’influence, un « homme d’État sans État », qui n’a plus d’intérêts à défendre, mais seulement des principes à faire triompher. Le message est clair : l’argent procure la puissance, à condition de maîtriser la gestion de toute fortune. ♦