Les voies d’Allah – Les ordres mystiques dans le monde musulman, des origines à aujourd’hui
Ce livre est un monument. Vingt-six collaborateurs ont contribué à son érection, parmi lesquels un Anglais, trois Américains, un Hollandais et un Sénégalais. On relèvera le nom de Michel Chodkiewicz, ancien directeur des éditions du Seuil, chantre d’Ibn Arâbi et lui-même musulman. Sans doute le volume de l’ouvrage et son prix l’éloigneront-ils des étagères privées. Il trouvera sa place dans les bibliothèques sérieuses où appendice, annexes, bibliographie, chronologie et index, sans oublier un précieux « petit dictionnaire du soufisme » lui serviront de droits d’entrée.
Il est frappant, mais aussitôt explicable, que ce soit en ses deux variantes hétérodoxes, chiisme et mysticisme, que l’islam ait le plus séduit les orientalistes de tradition chrétienne : ainsi Henry Corbin, pontife des chiitologues ; ainsi, pour les mystiques, Louis Massignon amoureux de Hallâdj et deux de nos convertis, René Guénon adepte de la Châdhiliyya ou Michel Chodkiewicz, déjà nommé. C’est qu’en s’éloignant de l’islam orthodoxe dont le Dieu, « compatissant » sans doute, est d’abord maître des mondes et juge des hommes (et en cela plus proche de Yahvé que du Christ), chiites et mystiques font un pas vers le christianisme. Les premiers exaltent le sacrifice rédempteur. Les seconds cherchent à se fondre en Dieu par mortifications, anéantissement personnel et, nous y voilà enfin, amour. Les mystiques ont aussi fourni au croyant, désemparé sous le regard direct d’Allah, le confort des intermédiaires, guides et intercesseurs sans lesquels l’islam, religion sans prêtres, « se réduirait à un désert vide peuplé de jurisconsultes » (Pierre-Jean Luizard).
La première partie du livre retrace l’histoire du mouvement. Si les grands mystiques apparaissent dès les premiers siècles de l’islam (Djunayd, m. 911, ou Hallâdj, m. 922), ce n’est qu’à partir du VIe de l’hégire (notre XIIe) que l’élan s’organise en ordres. Ces ordres (ou confréries) prolifèrent alors au point de devenir la forme la plus courante de la pratique religieuse et le véhicule efficace de la propagation de l’islam. Au XIXe siècle encore, de nouvelles confréries verront le jour, comme en Afrique la Tîdjâniyya ou la Sanûsiyya.
Des voies ainsi ouvertes et codifiées, la seconde partie dissèque les éléments. À l’origine est un saint fondateur, souvent inconscient de ce qu’il fonde, mais dont les disciples et successeurs s’efforceront d’imiter les vertus. Le savoir des mystiques n’est pas la science des oulémas et l’on peut prévoir que ceux-ci ne verront pas d’un bon œil ces concurrents peu studieux qui enseignent aux « désirants » rituels, invocations, postures, règles de vie propres à les rapprocher du très-haut. Dans le foisonnement des voies, la diversité est grande et le spectre continu, qui va de la plus haute spiritualité jusqu’au charlatanisme.
Comme il faut bien vivre et que l’organisation s’y prête, la confrérie peut, grâce à la générosité des fidèles, se muer en puissance économique (ainsi la Sanûsiyya de l’Est saharien ou les Mourides du Sénégal) et les gouvernements devront compter avec elle. D’où le titre de la IIIe partie, fort bienvenu : Les voies de la Terre.
La IVe partie présente la géographie des confréries et la Ve le portrait des plus importantes. Les Français s’intéresseront aux trois grandes d’Afrique, Qâdiriyya, Tîdjâniyya, Sanûsiyya. La disparition de l’URSS donne actualité à la Naqchbandiyya, grâce à laquelle l’islam a résisté à l’athéisme soviétique. On fera connaissance des malâmati, « gens du blâme » qui poussent l’humilité jusqu’à rechercher, par leurs conduites extravagantes, le mépris des hommes ordinaires. On retrouvera enfin les derviches tourneurs, qui ornent la couverture du livre bien que leur confrérie Mawlawiyya en soit réduite, en Turquie, à distraire les touristes.
Tout au long du livre, et en conclusion, apparaît l’inévitable question de l’orthodoxie du mouvement confrérique. Sans doute les mystiques ne manquent-ils pas de références coraniques, dont la plus traditionnelle est dans la sourate de la caverne et l’histoire de Moïse et du mystérieux Khadir. Il n’était pourtant pas aisé de se faire admettre des doctes, prompts à dénoncer les excès des charlatans et fournisseurs d’extase, et à rappeler la parole du Prophète : « Pas de monachisme en islam ! ». Ibn Taymiyya (XIIIe-XIVe siècles) est le plus célèbre des censeurs ; le plus récent est Mohammed ben Abd el-Wahhâb qui, avec le sabre du Saoudien, a nettoyé la péninsule Arabique et ses Lieux saints des confréries qui y prospéraient. Ils ont fait école et la lutte est chaude, en cette fin de siècle, entre les islamistes et les ordres. Ceux-ci, faussement accusés d’avoir fait alliance avec les colonisateurs chrétiens, résistent et le conflit les amène à se moderniser. S’il faut choisir, on souhaitera bonne chance aux mystiques, tout en sachant que la volonté n’est pas leur fort : « Je veux, dit Abû Yazîd al-Bîstâmî, ne rien vouloir, car je suis celui qui est voulu et Tu es Celui qui veut » (1). ♦
(1) On s’en voudrait de terminer la critique de ce livre sans rappeler les mérites de celui qu’il détrône et auquel il eût dû rendre hommage : Octave Depont et Xavier Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, Alger, 1897.