La guerre à ciel ouvert – Irak 1991
Pour être pleinement sincère, nous avons abordé ce livre sans enthousiasme, pensant y trouver un énième récit exaltant le génie « schwarzkopfien » et la gloire tirée d’un Austerlitz occidental magnifié à la mesure de la rareté du fait. À la suite de la préface du général Forget qui note en passant les « titres pittoresques et évocateurs » des dix-sept chapitres, nous avons suivi avec un intérêt certain la relation du pilonnage aérien « le plus brutalement efficace de l’histoire ».
L’étude est extrêmement précise, apparemment objective et formidablement documentée, trop peut-être pour le lecteur moyen perdu dans les sigles entre les « MI 8 Hip F » et « MBB Bö 105 », les « ALQ 153 TWR » et « U2R TR1A », désignant toutes sortes de machines volantes ou électroniques (ou les deux). L’analyse des facteurs, rigoureuse, conduit notamment à relativiser la puissance militaire irakienne. Des faiblesses rédhibitoires : absence d’initiative liée à une direction dictatoriale, insuffisances en C3I et d’entraînement, large ignorance du travail interarmes… réduisaient fortement l’efficacité attendue d’équipements modernes.
Avec un tel rapport de force qualitatif, le résultat ne faisait guère de doute. La « stratégie du K.-O. » l’emporta sur la progressivité affichée dans l’ordre d’opération : le coup de massue, universel et immédiat, ne demanda plus guère qu’un entretien. Plus qu’à la débauche de moyens – essentiellement américains – mis en œuvre (voir par exemple pages 132-133 l’impressionnant tableau des satellites) et sans prétendre minimiser le mérite des exécutants, l’admiration va à la qualité de la prévision qui permit de concevoir et d’élaborer un arsenal technique valorisé par des facteurs que Rousset nomme judicieusement « multiplicateurs de forces » et adapté à toutes les missions envisageables dans un conflit qui semble n’avoir pas tellement surpris à Washington. Elle porte instinctivement surtout sur le « chef-d’œuvre de coordination », on est tenté de dire d’« orchestration », point fort chez nos amis d’outre-Atlantique. Desert Storm, comme Overlord, se déroule comme un show à Broadway. Dans ce ballet parfaitement réglé, à défaut de chassepots, les F 117 ont fait merveille, de quoi regretter les freins mis au programme B2.
Que vouliez-vous qu’il fît ? Comme mourir n’était pas dans ses intentions, on ne voit pas comment Saddam eût pu réagir pour corriger les effets d’une appréciation initiale erronée de la situation politico-stratégique. L’auteur est sévère sur les capacités du maître de Bagdad et de ses séides : « manque de combativité… incompétence notoire… idiotie militaire ». Il souligne aussi les points faibles de la coalition, occasions perdues par l’adversaire : d’une part la lenteur de la mise en place du dispositif terrestre ; d’autre part les résultats médiocres de la « traque frustrante » anti-Scud sur des engins « à peine supérieurs aux V2 ». On lit à ce titre des jugements féroces (« improvisation… constats accablants ») et des chiffres inquiétants quant à la probabilité d’atteinte des Patriot.
En dépit de ces réserves, voilà un conflit gagné par l’arme aérienne qui a œuvré seule trente-neuf jours sur quarante-trois de guerre. Aussi l’auteur ne s’attarde-t-il pas sur les opérations terrestres ; les avions d’appui des unités au contact sont renvoyés faute d’objectifs et les principaux risques résident dans les tirs fratricides.
On ne peut après cela qu’invoquer Douhet. Malgré ses connaissances et sans doute ses préférences, M. Rousset se garde de souffler trop fort dans les trompettes de la renommée aérienne. Il reconnaît que ce premier conflit d’après-guerre froide s’est déroulé dans des « conditions exceptionnelles » qui ont procuré une efficacité maximale à des moyens évoluant « en toute impunité » contre des objectifs particulièrement vulnérables, mais qui ne doivent pas pour autant conduire à oublier les leçons inverses du Nord-Viêtnam. Particulièrement riche nous paraît une autre réflexion, qui montre bien que l’auteur n’est pas un simple commis voyageur de l’US Air Force : tout conflit comporte une guerre « militaro-technologique » et une guerre « politico-culturelle ». Si la première a été indubitablement gagnée par une « combinaison de technologie avancée, de force brutale et de ruse de guerre », le bilan doit prendre en compte les conséquences parfois retardées de la seconde. L’exemple de Suez a montré comment une « défaite politique retentissante » peut suivre une « magistrale victoire militaire ». Le vaincu retient plus d’enseignements que le vainqueur, n’oublions ni Fichte, ni Guderian. La leçon du Golfe a signifié à nos adversaires potentiels la fin des « armées de papier », croque-mitaines qui ne feront plus peur, mais ne doutons pas qu’ils vont chercher dans la panoplie des stratégies indirectes les moyens de contourner l’hyperwar. Personnellement, nous en étions convaincu dès avant la lecture de cet excellent ouvrage tirant des sujets de méditation d’une avalanche de missiles et d’électrons. ♦