Théories stratégiques
Théories stratégiques, le monumental ouvrage de l’amiral Raoul Castex (1878-1968), vient d’être réédité, augmenté des Mélanges stratégiques (édition posthume de 1976), et de Fragments stratégiques, regroupant plusieurs textes importants. Avec ses 3 148 pages, en sept tomes, un index par tome, il appartient à la lignée des ouvrages maritimes de poids, ouverte en 1643 par les 922 pages de l’Hydrographie contenant la théorie et la pratique de toutes les parties de la navigation du père Georges Fournier de la compagnie de Jésus, dont on dit que l’ouvrage fut plus utile comme bouclier dans les duels qu’étudié pour son contenu. Il a pourtant été réédité en 1667, 1679, et enfin en 1973 par Jean-Pierre Debbane.
Comme les gens de notre époque aiment bien mesurer l’aura d’un penseur maritime à l’aune américaine, nous dirons que son tome II, La manœuvre stratégique, vient de faire l’objet (1994) d’une traduction américaine par le Naval Doctrine Command, dans la nouvelle doctrine de la Manœuver Warfare, élaborée par l’US Navy et le Marine Corps. À l’époque de la première parution, de 1929 à 1935, les Américains s’étaient contentés de la traduction de quelques passages, manière de ne pas trop paraître rejeter le dogmatisme de Mahan, leur penseur, tandis que les Japonais avaient fait une traduction complète, comme les Argentins. Les Allemands, les Italiens, les Serbo-Croates et les Russes s’y étaient beaucoup intéressés. L’audience de Castex a bien été internationale. En France, son influence a été grande dans l’entre-deux-guerres par ses activités d’enseignement, de conférencier et d’écrivain prolifique. Avec le lieutenant-colonel Émile Mayer, qu’il cite à plusieurs reprises et dont il a préfacé un livre, il a influencé les idées d’un certain colonel de Gaulle.
Les Théories stratégiques, après les généralités sur la stratégie, nous décrivent la mission des forces maritimes dont les véritables ressorts sont mis à nu, et nous conduisent peu à peu, en suivant les progrès des techniques maritimes, à la conduite des opérations. Puis la manœuvre stratégique nous est présentée grâce à de nombreux exemples historiques remarquablement disséqués. Les facteurs externes de la stratégie nous sont alors exposés, de la politique, la géographie, les coalitions, l’opinion publique et les servitudes. En relisant ces lignes, en ayant présente à l’esprit la guerre du Golfe de 1990-1991, on est frappé par leur pertinence. Castex atteint là un niveau supérieur à la simple stratégie maritime à laquelle il va revenir en décortiquant les facteurs internes de la stratégie que sont la concentration et la dispersion, l’économie des forces, l’offensive et la défensive, les facteurs d’action, l’attaque et la défense des communications, les plans d’opérations et le commandement stratégique, sans oublier le moral ! L’étape suivante est simple dans son énoncé, mais riche dans ses perspectives : la mer contre la terre. C’est l’étude des forces combinées avec la théorie du perturbateur, quelque peu controversée, mais bien mise en scène, avec les guerres de la Révolution et de l’Empire, et la Première Guerre mondiale. Il étudie aussi le cas de la Russie, charnière entre l’Occident et l’Asie.
Les Mélanges stratégiques reprennent les facteurs externes de la stratégie, en intégrant les événements de la Seconde Guerre mondiale et la part que la géographie y a joué. Les Fragments stratégiques nous livrent finalement quelques articles et conférences remarquables, dont le très fameux « Aperçus sur la bombe atomique », texte précurseur sur la dissuasion française, écrit en 1945 dans la revue Défense Nationale, dont Castex fut un des créateurs en 1939 ainsi que celui du Collège des hautes études de défense nationale qu’il dirigea de 1936 à 1938.
La lecture de l’ouvrage reste aisée, car il est fort bien écrit, sur le ton de la démonstration et du raisonnement. Son récit stratégique de la confuse bataille du Jutland, en 1916, entre Britanniques et Allemands, est limpide. Il ne faut pas se laisser abuser par le titre de « théories », car Castex s’est toujours efforcé d’être furieusement pragmatique, en évitant l’abstraction. Il sait faire preuve d’humour en nous montrant l’influence des revenus de la femme mariée (lui qui est resté célibataire) sur le désarmement naval, en 1930. Bien sûr, certains éléments sont désuets, comme l’évolution coloniale. Il ne pouvait prévoir que les confettis d’empire, qu’il proposait de céder, pourraient si bien servir : Kourou, en Guyane, comme base spatiale, et Mururoa, en Polynésie française, comme centre d’expérimentation nucléaire. Ses vues sur l’Indochine sont originales, confirmées par les faits.
En 1985, Hervé Coutau-Bégarie a cherché à faire la part de l’utile et de l’accessoire dans son ouvrage La puissance maritime, Castex et la stratégie navale, tout en donnant parallèlement une biographie de l’amiral Castex, le stratège inconnu, le dernier adjectif étant un peu incongru et aurait gagné à être remplacé par oublié. Il a ensuite fait paraître un inédit de Castex : La liaison
des armes sur mer, en 1991, chez Économica. C’est la persévérance d’Hervé Coutau-Bégarie qui a enfin permis, en 1996, après douze ans d’efforts, cette réédition des Théories stratégiques, toujours chez Économica, avec le soutien de l’Institut de stratégie comparée dont il est le président, du Centre d’enseignement supérieur de la marine et du Collège interarmées de défense. L’ensemble de l’ouvrage est préfacé par Jacques Chirac, président de la République, dont l’expérience maritime consiste en un embarquement de jeunesse comme pilotin sur un navire de la marine marchande.
La postface, de l’amiral Jean-Charles Lefebvre, chef d’état-major de la marine, met l’accent sur l’aspect politique et présente Castex comme le premier théoricien de la manœuvre opérationnelle combinée. Celui-ci nous rappelle que « l’influence de la puissance de la mer dans les grandes crises de ce monde est fonction de la force aéroterrestre qu’elle est capable de déployer, et que l’influence de la puissance de la terre se mesure, au même moment, à la force aéronavale qu’elle peut jeter dans la balance ». ♦