Le réseau de l’infini – Essai d’anthropologie philosophique et stratégique
Le lecteur d’un livre riche et difficile est dans la situation du touriste parvenu au « point de vue » annoncé par le guide mais qu’un brouillard dérobe. Parfois, une trouée dans la brume dévoile un coin du paysage dont le voyageur devine la beauté. Pour peu que le vent se lève, et qu’ici le lecteur persiste, le spectacle entier récompensera sa patience.
Ce n’est pas, comme on pouvait le craindre, par Internet que les auteurs commencent. Ils en parlent à peine. Ils donnent du réseau une acception plus vaste. Ils en dressent la « généalogie », terme où l’on retrouve la patte du maître, Lucien Poirier. N’est-ce pas Dieu d’abord qui « nous parle dans le langage du réseau, langage limpide et univoque de la Géométrie dans lequel il écrit le monde » ? C’est ce langage que Képler et Galilée s’appliquent à déchiffrer. Grande est leur imprudence, qui place l’Œuvre au-dessus de la Parole. La science moderne, « cessant de dire ce que sont les choses », ne se soucie plus que « de montrer comment elles opèrent entre elles et comment on peut opérer sur elles ». En quête de l’architecture divine, les découvreurs dissèquent la nature : lui faisant avouer ses secrets, ils la rendent muette.
Après le savant, le commerçant ou, plus largement, le bourgeois, mettra le réseau à son service exclusif, « système de connexions productrices, effectrices et distributrices ». Le bourgeois ne reconnaît plus d’autres critères que la valeur produite. Il se moque du sens et l’Église, pour lui, est « la gérante d’un monde de chimères utile à l’ordre public ».
Avec l’informatique et sa « surpuissance » s’annonce l’apocalypse (1). Sans cesse le réseau s’approche de son « essence abstraite… au péril de la vie ». Dérisoire est l’argument habituel des chantres d’Internet, qui le veulent aussi neutre que la langue d’Ésope. « Le corps se déplace sur un réseau, l’âme n’y voyage pas » : cette proposition n’est pas de celles qui se démontrent ; chaque jour vérifiée sur nos écrans, elle a la force de l’évidence. Face à la « parousie de la technique », qui menace, l’enjeu n’est pas mince. Il y va de la survivance de l’homme comme « sujet qui sache se nommer, se raconter, se comprendre ». « Seuls, quelques privilégiés échappent encore au holisme des réseaux informatiques », cependant que la masse erre déjà « dans la nuit hallucinée d’un vécu virtuel ».
Le livre de Forget et Polycarpe donne la clé du présent, présent si dense que le futur s’y fond. « Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? » demande Baudelaire. Il lui reste, répondent les auteurs, à effacer l’humain, et l’effacement est en bonne voie.
L’âne a dit ce qu’il avait compris. À lui le privilège du coup de pied final : le calembour du titre, voulu ou non (2), est regrettable… infiniment. ♦
(1) Parmi les livres : « Les machines de l’apocalypse » ; Défense Nationale, janvier 1996.
(2) La dernière phrase du livre laisse penser que le calembour est volontaire.