Allocution du Premier ministre au Camp de Mailly le 10 février 1975.
Au sujet des armes nucléaires tactiques françaises
La France est désormais la troisième puissance au monde à posséder un armement nucléaire tactique national. Elle concrétise ainsi sa volonté de renforcer une politique de défense fondée — et qui le restera — sur la dissuasion nucléaire. Mais l’introduction de l’ANT, et par conséquent celle du Pluton, dans notre système de forces constitue un événement de portée considérable. Officiers d’état-major ou exécutants, tous ceux qui ont vocation d’en étudier et d’en préparer l’engagement s’interrogent, et rien n’est plus normal, sur la finalité de cet armement et les conditions de son emploi. C’est à ces deux interrogations que je me propose principalement de répondre.
D’abord, pourquoi un armement nucléaire tactique ? À cette question, j’apporterai trois réponses.
• La première — résultant d’une approche objective — relève du simple bon sens ; nous ne voulons laisser à quiconque le monopole de telle ou telle catégorie d’armement. S’agissant des armes nucléaires tactiques, si les Américains et les Soviétiques en possèdent — et en quantité considérable — c’est qu’ils y ont intérêt. Nous avons la capacité technique, industrielle et financière de développer à notre tour de tels armements ; il est logique que nous cherchions à en tirer profit.
• La deuxième réponse — qui est naturellement plus fondamentale — est que nous devons étendre notre dissuasion à des formes d’agression pour lesquelles la menace d’une riposte stratégique ne serait pas d’emblée crédible et qui sont donc les plus probables. Il s’agit, en d’autres termes, de nous donner les moyens d’une stratégie plus nuancée — et par conséquent, plus efficace — que celle d’une dissuasion ne reposant que sur des armes stratégiques et qui pourrait nous contraindre, en cas de conflit, à l’alternative soit de céder à l’agresseur, hypothèse que nous ne pouvons admettre, soit de porter ce conflit au niveau de violence le plus extrême, ce que nous voulons justement éviter.
• La troisième réponse — aussi fondamentale que la précédente — est que, sachant son sort lié à celui de l’Europe, la France entend jouer dans la défense du continent auquel elle appartient un rôle à la mesure de ses capacités. Pour cela nous ne pouvons nous contenter de « sanctuariser » notre propre territoire et il nous faut regarder au-delà de nos frontières. À cet égard, parce que ces armes sont françaises et que sur notre continent elles sont authentiquement européennes, elles apportent à la défense de l’Europe, par leur existence même, une contribution dont nos alliés — et nous-mêmes — n’avons pas encore pris exactement la mesure. Mais l’avenir en révélera, j’en suis sûr, toute l’importance.
Voilà ce qu’il me paraissait utile de dire sur les armements nucléaires tactiques en général.
Maintenant, pourquoi le Pluton ? C’est la deuxième question à laquelle je répondrai car je sais qu’elle s’est posée et qu’à une certaine époque elle a, au sein des Armées, alimenté des controverses.
Je n’insisterai pas sur les qualités techniques et opérationnelles de ce matériel, celles d’abord dont j’ai pu moi-même me rendre compte, et d’autres encore que les experts sont mieux à même d’apprécier. Ce matériel est une réussite remarquable et il suffit de le voir pour s’en convaincre. Ce que je voudrais, c’est souligner plutôt ce qui, d’un point de vue également général, me paraît constituer l’intérêt principal de cet armement — comme d’ailleurs celui de tout autre armement terrestre comparable — et qui lui confère, par rapport à certaines armes aériennes et navales, son caractère spécifique.
Le Pluton possède, à mon avis, deux vertus essentielles :
• Sa première vertu est de permettre de lier le risque nucléaire à un espace géographique parfaitement défini par le déploiement des unités et d’une manière qui ne prête pas à erreur de jugement ou d’appréciation. On l’a dit — et j’en conviens volontiers — la dissuasion relève en grande partie d’une action psychologique elle-même fondée sur un raisonnement logique. Mais, lorsque surgit une crise assez grave pour conduire à l’affrontement armé, le moment vient fatalement de donner à la dissuasion un contenu moins abstrait qu’en temps de paix en l’absence de toute menace effective. C’est alors qu’il peut être capital de matérialiser concrètement sur le terrain une zone dont l’adversaire saura qu’il ne peut y pénétrer sans prendre le risque d’un affrontement nucléaire. Cette matérialisation de l’interdit nucléaire, seul un armement terrestre peut la réaliser, et le Pluton le permet.
• La deuxième vertu du Pluton et de ses régiments tient au fait qu’étant partie organique de la 1re Armée, leur engagement signifie celui de dizaines de milliers de Français qui assument alors tous les risques.
Quelle que soit la force démonstrative de certaines mesures qu’on aurait déjà prises, comme la mise en alerte d’unités aériennes et navales, ce n’est qu’au moment de l’engagement de la 1re Armée que la France apparaîtrait vraiment décidée à se battre et ce, avec tous les moyens dont elle dispose.
Or, si l’on accorde aux hommes un tant soit peu de raison, on conçoit mal d’autre cause d’affrontement armé, entre pays dotés d’armes nucléaires, que la sous-estimation par l’agresseur de la volonté de résister de celui qu’il attaque.
Ce que je viens de dire du Pluton et des armes nucléaires tactiques en général montre bien que cet armement appartient à l’arsenal de la dissuasion et qu’il convient de le considérer comme tel. Cet armement est, par nature, l’instrument d’une politique dont la fin dernière est le maintien de la paix et, si elle n’y parvient pas dans les premières heures d’une crise, de provoquer l’impérieuse prise de conscience devant raisonnablement conduire à mettre un terme aux premiers combats.
Cela signifie que l’armement nucléaire tactique n’a pas pour vocation de « gagner la guerre », ce qui serait, en outre, dépourvu de sens face à un adversaire doté du même armement en nombre supérieur.
Mais, malgré sa dénomination de tactique, cet armement est, par essence, nucléaire ; c’est la raison pour laquelle le Président de la République peut, seul, en autoriser l’emploi. Les procédures et les moyens qui assurent en toutes circonstances le respect de ce principe fondamental constituent ce qu’on appelle « le contrôle gouvernemental », et ce que je viens de voir et d’entendre confirme qu’à tous les niveaux du commandement et de l’exécution ce contrôle fonctionne avec une sécurité totale.
Pourtant — et ceci confère à l’armement nucléaire tactique son caractère singulier — à la différence des armes nucléaires stratégiques dont l’emploi se situe à la frontière incertaine du concevable et de l’inconcevable, les armes nucléaires tactiques sont à la fois des armes de dissuasion et des armes du « champ de bataille » ; et pour les armées, ce dernier caractère est, bien entendu, celui qui prévaut.
La contradiction n’est ici qu’apparente et il est essentiel de le comprendre. En effet, si la menace que les armes nucléaires tactiques constituent en permanence — et de manière plus explicite quand elles sont déployées — ne suffit pas à décourager l’agresseur, leur emploi effectif devient nécessaire. En cas d’agression menaçant le territoire, l’ouverture du feu nucléaire tactique — de même que précédemment la décision d’engager les forces — s’inscrit à son tour dans une manœuvre dont le but est toujours de dissuader l’adversaire de prendre le risque majeur d’une riposte stratégique.
En d’autres termes, pour donner à l’armement nucléaire tactique toute sa signification, il ne suffit pas de rendre la menace d’emploi crédible en donnant aux forces les moyens matériels, une composition et une organisation convenables, mais il faut, en outre, préparer et entraîner ces forces de telle manière qu’elles soient effectivement capables de se servir du feu nucléaire, et alors de le faire avec toute l’efficacité désirable. Pour les unités de la 1re Armée et pour celles de la force aérienne tactique, ce qui compte c’est de tenir prête, effectivement, une capacité opérationnelle.
Et cela me conduit, pour terminer, à faire ici deux brèves réflexions : l’une sur la nature de la capacité opérationnelle qui doit être celle des armées, et l’autre sur la politique d’armement.
Les forces armées doivent se tenir prêtes à bloquer l’élan d’un agresseur qui serait certainement puissant et résolu. Cela ne peut se concevoir sans emploi de toutes leurs armes et par conséquent sans celui de leur armement nucléaire. Mais une fois que l’autorisation d’emploi en a été donnée par le chef de l’État, l’armement nucléaire tactique n’en devient pas pour autant un armement comme les autres. Sa puissance peut, suivant le lieu et les circonstances, rendre nécessaire de soumettre son utilisation à certaines restrictions. Il appartient au Gouvernement de les préciser.
Quant à la politique d’armement, il convient d’abord de préserver la priorité que nous avons donnée — et que nous continuerons d’accorder — aux armes stratégiques car elles sont la base même de notre défense.
Il faut ensuite respecter un certain équilibre dans le développement des armements nucléaires et celui des armements conventionnels, et ceci pour deux raisons : d’une part, il serait dangereux de renoncer à toute polyvalence ; d’autre part, la mise en œuvre de tout armement nucléaire — et notamment celle d’un armement nucléaire tactique — exige un environnement conventionnel suffisant et adapté.
Il faut en outre réaliser le difficile équilibre du nombre et de la qualité. Pour le nombre, il convient de l’évaluer au plus juste au regard de la mission. Pour la qualité, puisque tout ou presque est possible aux techniciens, on doit, me semble-t-il, raisonner en termes de coût-efficacité, autrement dit ne pas considérer le progrès technique comme une fin en soi, mais seulement comme un moyen de satisfaire à des besoins opérationnels parfaitement établis.
L’arme majeure autour de laquelle toute la 1re Armée s’ordonne, c’est le Pluton. Il appartient en priorité aux unités qui en sont dotées de se préparer en permanence à le mettre en œuvre le mieux possible et à en exploiter les effets escomptés avec tout ce que cela comporte d’exigences dans la formation des hommes et dans l’entraînement des unités.
Cette préparation est, en elle-même, un élément de dissuasion : il convient donc qu’elle ait lieu au grand jour. Mais, si le malheur voulait que, pour nous défendre, il faille effectivement nous battre, ceux qui sont appelés à livrer cette bataille devraient la considérer comme « un art tout d’exécution », même si cet art a alors perdu quelque peu de son ancienne simplicité.
Ici à Mailly, dans ces paysages sévères de Champagne qui ont vu dans le passé se dérouler tant de batailles, j’ai pu constater que l’on n’avait pas d’autres conceptions et je m’en félicite. J’emporte avec moi la certitude que le Pluton confié par la Nation à la 1re Armée est en bonnes mains, et que sa disponibilité opérationnelle en différera à jamais l’engagement, garantissant ainsi la sécurité et l’indépendance de la France. ♦