La Chine s’est éveillée
Fin 1973, la parution de la première édition de Quand la Chine s’éveillera mettait en évidence l’extraordinaire potentiel du pays de Confucius qui était alors secoué par les convulsions de la révolution culturelle entamée dans la controverse en 1966. En 1989, L’Empire immobile faisait revivre, d’après des sources anglaises et chinoises, un autre choc culturel, survenu deux siècles plus tôt, entre la mission Macartney, envoyée par la nation alors à la pointe de la révolution industrielle, et l’une des plus anciennes civilisations, toujours prisonnière de son immobilisme ; ce document original faisait ressortir, par des comparaisons avec la Chine de la seconde moitié du XXe siècle, la permanence des mentalités et des comportements collectifs. En 1990, la tragédie chinoise analysait en détail les causes et les répercussions de la répression brutale du « printemps de Pékin » en juin 1989. Tous ces ouvrages ont connu un succès planétaire. Devenu l’un des grands spécialistes de la Chine, Alain Peyrefitte nous propose aujourd’hui un document intéressant qui entre dans le prolongement de ses précédents livres et qui décrit le réveil et la fin de l’isolement de la nation la plus peuplée du globe.
La publication du sociétaire de l’Académie française représente la synthèse de ses observations et de ses entretiens accumulés en une quinzaine de voyages. L’ouvrage constitue un véritable événement littéraire en raison de sa dimension géopolitique : le « géant asiatique » pourrait bien devenir la première puissance mondiale du XXIe siècle. Dans son introduction, l’ancien ministre gaulliste souligne tout d’abord les « constatations fondamentales » qui caractérisent l’empire du Milieu : la surpopulation (le quart de l’humanité entassé sur un quinzième des terres cultivables de la planète ; cette donnée relègue au second plan, pour le pouvoir qui en a la charge, toute autre question que celle de la subsistance) ; l’étendue (à peu près la même superficie que « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » ; Montesquieu démontrait sur l’exemple chinois « qu’un grand empire suppose une autorité despotique ») ; les contrastes ethniques (56 nationalités recensées, dont seul un régime fort peut contenir les tensions, toujours prêtes à s’enflammer) ; la notion de temps (5 000 ans de culture raffinée, la seule qui n’ait jamais été interrompue sur une aussi longue période ; dans cet espace temporel, tout drame prend donc l’allure d’une simple péripétie qui s’intégrera plus tard dans un rituel) ; la persistance des extrêmes dans le climat, dans le relief, dans la nature sujette aux cataclysmes et dans le comportement collectif (ce paramètre se traduit par une tendance à passer d’un extrême à l’autre) ; la soumission au groupe, à la hiérarchie qui a reçu mandat de gouverner le peuple, aux ancêtres, à l’ordre établi et aux traditions ; la méfiance à l’égard des voisins et du monde (c’est de l’Occident que vient le danger de subversion ; contrairement au Japon, la Chine est restée rebelle aux emprunts de la civilisation occidentale, à l’exception de ceux qui sont susceptibles de faire progresser son économie).
Le réveil du dragon endormi s’est produit en décembre 1978 lorsque Deng Xiaoping a fait effectuer au Parti communiste chinois « un demi-tour idéologique » en ouvrant son pays à l’économie de marché et aux investissements étrangers, en particulier en provenance de l’Occident. Depuis cette date, les dirigeants de Pékin ont compris que leur pays devait absolument s’ouvrir à la modernité des nations industrialisées pour faire face aux grands défis du prochain millénaire. Deng Xiaoping a appelé les Chinois à changer de mentalité, à renoncer à « la grande marmite collective », où « il n’y a rien à puiser », au profit de « la petite marmite familiale », et à inviter les étrangers à participer à la construction de leurs ouvrages clefs. Dans cette mutation historique, les hauts responsables n’ont pas commis l’erreur de Gorbatchev qui a libéralisé le secteur politique et maintenu le domaine économique dans un carcan étatique et dirigiste. Les autorités chinoises ont fait exactement l’inverse : elles ont libéralisé l’économie tout en maintenant un contrôle politique sur l’ensemble du territoire. Les résultats de cette transformation ont été spectaculaires : depuis plusieurs années, la croissance du PNB de la Chine est l’une des plus fortes du monde (+ 13 % en 1992 et en 1993, + 12 % en 1994, + 10 % en 1995). Cette métamorphose est cependant le fait des riches provinces côtières qui enregistrent des taux de croissance proches de 15 %. Le miracle économique semble ainsi ne concerner que les régions maritimes et n’a pas encore atteint les zones de l’intérieur. Sur ce chapitre, les analystes reprochent à Alain Peyrefitte de ne prendre en considération que la Chine dans sa globalité et de ne pas tenir compte des énormes disparités entre les régions ; et c’est bien là que le bât blesse : à côté d’une Chine moderne qui caractérise les régions du littoral, subsiste une Chine moyenâgeuse de l’intérieur qui n’arrive pas à décoller. Cette fracture oppose une Chine du XXIe siècle à une Chine du XIXe siècle, une région qui bouge trop vite à une autre qui ne bouge pas assez rapidement. Cette distorsion constitue le fondement de la théorie des deux Chine en conflit permanent : l’une bleue comme le grand large, industrialisée et dominée par la société de consommation ; l’autre jaune comme le lœss, dont les sédiments se déversent dans le fleuve du même nom de couleur, agraire, conservatrice et introvertie. La « Chine bleue » s’enrichit de plus en plus, alors que la « Chine jaune » stagne dans la pauvreté.
À côté de ces deux Chine antinomiques existe une troisième, celle des Chinois de l’extérieur, qui ont joué un rôle majeur dans le développement économique des dragons asiatiques. La communauté chinoise reste importante à Taïwan (98 % de la population), à Hong Kong (91 %), à Singapour (77 %), en Malaysia (35 %), à Brunei (20 %), en Thaïlande (10 %) et en Indonésie (5 %). Dans tous ces États à forte croissance, certaines familles chinoises ont amassé des fortunes colossales qui ont été investies dans les économies locales. Ainsi, en Thaïlande, les Chinois contrôlent 90 % des grands groupes industriels et commerciaux ; en Indonésie, 80 % ; en Malaysia, ils assurent 60 % de la production privée et aux Philippines, ils détiennent 26 banques nationales et 6 des grands quotidiens. Depuis les réformes libérales de Deng Xiaoping, les « Chinois d’outre-mer » commencent à investir dans le territoire de la mère patrie. L’empire du Milieu a trop besoin de leurs dollars et de leur sens des affaires pour les tenir à l’écart. L’économie des Chinois du continent se met peu à peu à ressembler à celle que pratiquent les « cousins de la diaspora » dont le poids augmente d’année en année.
Tous ces « Chinois d’outre-mer » restent fascinés par le modèle singapourien. L’exceptionnelle réussite de la cité-État de la péninsule malaise est ainsi devenue une référence pour les dirigeants de Pékin. Le succès économique de l’ancienne colonie britannique est largement dû à Lee Kuan Yew (LKY), qui fut pendant trente ans Premier ministre de Singapour et qui reste encore aujourd’hui son homme fort et le personnage le plus prestigieux en Asie. Il a démontré un phénomène inattendu : le confucianisme, que l’on prenait pour cause d’immobilisme, peut, moyennant le respect des règles de l’économie de marché, favoriser le développement. C’est sur les conseils du renommé Premier ministre de Singapour que Deng Xiaoping a adopté « l’économie sociale de marché » (en clair, le libéralisme économique contrôlé par un pouvoir politique fort).
Ce concept fut aussi celui d’Adenauer et d’Erhard pour lancer le « miracle allemand ». LKY a non seulement été le père du « miracle » de Singapour, mais aussi l’inspirateur du « miracle » chinois dont il a fourni le modèle : sociétés mixtes sino-étrangères, ports francs, zones économiques spéciales (ZES), etc. Au début des années 80, quatre ZES ont ainsi été mises sur pied : trois dans la province de Canton, à proximité de Hong Kong et de Macao ; une dans le Fujian, face à Taïwan. Leur mission : attirer capitaux et capitalistes. La plus importante, de beaucoup, est celle de Shenzen en bordure des Nouveaux Territoires de Hong Kong. En quelques années, ces quatre zones sont devenues de véritables temples du capitalisme qui ont galvanisé l’économie des provinces côtières.
Dorénavant, la Chine est vraiment décidée à s’ouvrir à l’étranger, mais à condition de reprendre ce qui lui a été pris au siècle dernier, Hong Kong et Macao, et de refaire l’unité du territoire, donc de réintégrer Taïwan dans la mère patrie. Ces terres peuplées de Chinois demeurent un rappel constant des malheurs passés. Le pays de Confucius n’aura pas recouvré toute sa dignité tant que ces « trois morceaux de l’empire » ne l’auront pas rejoint. Pour Hong Kong, les autorités de Pékin ont accepté le principe « un État, deux systèmes », qui devrait entrer en vigueur à partir du 1er juillet 1997. Sur cette question, les dirigeants chinois sont formels : une seule Chine, une seule souveraineté, une seule diplomatie, une seule défense, mais cinquante ans de capitalisme garantis à Hong Kong. Ce qui sera fait pour celui-ci à partir de juillet 1997 et pour Macao après 1999 pourra être étendu à Taïwan, à cette différence que Hong Kong reste une affaire sino-britannique, Macao une question sino-portugaise et Taïwan « un problème sino-chinois » : aux yeux de Pékin, la communauté internationale, et en particulier les États-Unis, n’ont donc pas à se mêler de cette question de politique intérieure chinoise. Sur ce sujet, Deng Xiaoping a déclaré dès 1983 : « Quand la réintégration de Taïwan dans la Chine continentale sera réalisée, la région administrative spéciale de Taïwan conservera son caractère d’indépendance ; elle pourra pratiquer un système politique, économique et social différent de celui de la partie continentale. Elle sera dotée d’une juridiction de dernière instance dont les décisions n’auront pas à être approuvées par Pékin ; Taïwan pourra également avoir ses propres forces armées, à condition qu’elles ne constituent pas une menace pour la partie continentale du pays ».
Le refus de toute ingérence extérieure demeure également une constante dans la politique de Pékin au Tibet. Sur ce problème, la doctrine des Chinois reste simple : le Tibet n’est pas négociable ; depuis le XIIIe siècle, cette région controversée fait partie intégrante de l’empire du Milieu. Jusqu’à présent, la résistance passive de la population locale à l’occupation militaire chinoise et la stratégie d’accommodation suivie par le dalaï-lama n’ont pas obtenu de résultats significatifs. Le Prix Nobel de la paix (1989) privilégie une approche politique et ne revendique qu’une large autonomie vis-à-vis de la Chine. Il propose que les futures relations entre Pékin et Lhassa s’inspirent du sacro-saint principe « un pays, deux systèmes », qui permettrait à la Chine de conserver le contrôle des problèmes de défense et des affaires étrangères, et au Tibet de préserver sa spécificité culturelle. À l’heure actuelle, la question semble loin d’être réglée. Les pressions internationales pousseront peut-être la Chine à faire certaines concessions. Toute négociation ne pourra cependant aboutir que si une condition majeure est respectée : ne pas faire perdre la face au gouvernement de Pékin. La légendaire patience confucéenne trouvera peut-être ainsi un modus vivendi acceptable par les deux parties.
Le vieillissement de sa population constitue un autre problème majeur pour la Chine depuis que Pékin a mis en vigueur la politique de l’enfant unique. En 2040, il y aura autant de personnes de plus de 65 ans dans ce pays que dans l’ensemble du monde aujourd’hui développé. Sur ce sujet controversé, les spécialistes s’interrogent sur l’avenir de cette « société d’enfants uniques » : que peut devenir une éducation où l’enfant a plusieurs adultes pour le servir, mais ni frère ni sœur pour partager ses expériences et apprendre la vie sociale en famille ? Sur cette question, le pragmatisme chinois pourrait peut-être mettre en route un réexamen de la politique sociale de la nation la plus peuplée de la planète. La mutation paraît possible. Elle est susceptible de prendre place dans le lancement d’une nouvelle dynamique de changement qui inclurait notamment une « réévaluation » du drame de Tien-an-Men pour satisfaire aux pressions internationales. Sur la répression du printemps de Pékin, la thèse officielle du gouvernement central est pour l’instant la suivante : « Dans quelle capitale du monde le pouvoir aurait-il permis à des dizaines de milliers d’étudiants d’occuper la place centrale pendant sept semaines ? N’est-il pas évident qu’au bout de deux ou trois jours, les forces de l’ordre auraient nettoyé le terrain à coups de matraques, de jets d’eau ou de grenades lacrymogènes ? C’est pour avoir reculé devant cette mesure de simple police que les autorités chinoises, à force de tergiversations reflétant leurs conflits internes, ont été acculées à la force brutale ».
Dans cette Chine en pleine transformation, la France n’occupe qu’une place modeste. Avant 1981, elle avait 4 % de parts de marché dans le commerce extérieur chinois. Celles-ci sont par la suite tombées à 1,43 %. Pendant ce temps, l’Allemagne est passée de 3 à 6 %. La dynamique d’ouverture mise en route par le général de Gaulle en 1964 (date de la reconnaissance officielle de la Chine par la France) a été brisée dans les années 80. Elle devrait cependant prendre un nouveau départ avec la mise en œuvre de la politique asiatique préconisée par le président Chirac et fortement stimulée en coulisse depuis plusieurs années par Alain Peyrefitte. Le fleuron de la présence française est actuellement représenté par la centrale nucléaire de Daha Bay, qui a demandé sept ans de négociations (1979-1986) entre Paris et Pékin et sept autres années (1986-1993) de travaux. L’ouvrage comporte deux réacteurs de 900 mégawatts. De sa production, 30 % sont destinés à la province de Guangdong (Canton) ; 70 % seront vendus à Hong Kong, qui compte bien sur la centrale pour augmenter sa croissance. La France a également été sollicitée par les dirigeants de la province du Xinjiang (dans l’est du pays) pour créer une « cité du XXIe siècle ». Cette ville nouvelle serait conçue pour devenir un pôle de développement dans cette contrée arriérée, mais dont le potentiel est vaste, puisque l’élevage, l’eau, les minerais et l’énergie y abondent. Les entreprises françaises doivent rester vigilantes dans le marché chinois, dont les besoins en équipements sont gigantesques : de plus en plus de villes veulent avoir un métro, des milliers de kilomètres d’autoroutes et de voies ferrées doivent être construits dans tout le territoire, les grands fleuves doivent recevoir des aménagements hydroélectriques, des nouvelles liaisons téléphoniques sont à mettre en place, etc. À tout cela, il convient d’ajouter le marché des avions civils, qui apparaît comme une véritable mine d’or pour les grands constructeurs internationaux, et qui promet une « guerre économique » de grande ampleur entre Boeing et Airbus (les spécialistes estiment que la Chine aura besoin de 2 000 moyen et long-courriers supplémentaires au cours des deux prochaines décennies).
Il est clair que l’empire du Milieu aspire à retrouver sa grandeur passée et sa place de jadis : au milieu du monde, c’est-à-dire au centre des grandes zones de croissance. La Banque mondiale estime qu’à l’horizon 2020 la Chine sera devenue « le plus puissant foyer économique du monde ». Hong Kong, Singapour et Taïwan devraient avoir un PIB par habitant supérieur de plus de 50 % à celui des États-Unis. Si elles se réalisent, ces prévisions bouleverseront les données géopolitiques de la planète. Le colosse chinois a entamé son ascension ; jusqu’où va-t-il aller ? Cette interrogation fait trembler la plupart des analystes. ♦