Un amiral au secret
L’ouvrage de l’amiral Lacoste constitue l’un des grands événements littéraires de l’automne 1997. Douze ans après le scandale du Rainbow Warrior, l’ancien patron de la DGSE révèle tous les dessous de l’opération qui a secoué les services de renseignements français. La décision de couler le navire de l’organisation Greenpeace est prise le 19 mars 1985 par le ministre de la Défense Charles Hernu qui demande au directeur des services secrets « de mettre en œuvre les moyens de la DGSE pour interdire au mouvement Greenpeace de réaliser ses projets d’intervention contre les prochains essais nucléaires français à Mururoa ». La mission est alors confiée aux spécialistes du service « action ». Compte tenu des délais (les essais nucléaires devaient avoir lieu en juillet) et de multiples impératifs techniques, il fut impossible d’agir avant que le Rainbow Warrior n’arrive à Auckland. Le sabotage fut donc décidé dans la rade du port néo-zélandais. Selon l’auteur, le président de la République fut informé de l’opération le 15 mai 1985. Après la confirmation de l’ordre du ministre de la Défense le 4 juillet, le « bateau écologique » est finalement coulé le 10 juillet au lieu prévu. L’arrestation du « couple Turenge » deux jours plus tard marque alors le point de départ de ce qui va devenir l’affaire Greenpeace.
L’amiral Lacoste s’exprime avec une très grande franchise sur la suite des événements qui vont ébranler le gouvernement de l’époque. L’auteur met en évidence l’esprit de solidarité qui le lie à son ministre de tutelle dans la stratégie du mensonge d’État qui est alors adoptée. Malgré leur limogeage quelques mois plus tard, les deux hommes garderont le silence sur cette affaire d’État. Pendant deux mois, la « stratégie du mensonge » occultera l’existence d’une troisième équipe de destruction et tentera de faire croire que « ni les deux époux Turenge ni l’équipage de l’Ouvéa (le voilier chargé de convoyer les explosifs en Nouvelle-Zélande) n’avaient exécuté l’attentat », ce qui rendait plausible la thèse selon laquelle ils n’avaient rempli qu’une mission de renseignement. Cependant, lorsque le quotidien français Le Monde, daté du 18 septembre 1985, révèle l’existence de cette troisième équipe de la DGSE, la vérité éclate au grand jour. Fidèle à son éthique militaire et marqué par un sens de l’honneur particulièrement développé, l’ancien chef des services secrets français a fait preuve d’une très grande dignité tout au long de cette pénible épreuve. Il est finalement sorti grandi de cette histoire mal conduite par le pouvoir politique. Ne manifestant aucune animosité, l’amiral Lacoste assume sans amertume ses responsabilités dans l’échec de cette entreprise au cours de laquelle il a été « guidé en permanence par un souci prioritaire, celui de protéger son service et ses subordonnés ».
Toutefois, l’affaire Greenpeace ne constitue pas le chapitre essentiel de ce recueil de souvenirs. Fort de ses expériences passées au CPE (Centre de prospective et d’évaluation des armées), au cabinet du ministre de la Défense Yvon Bourges, à la direction du cabinet militaire du Premier ministre Raymond Barre et à la tête de la FEDN (Fondation pour les études de défense nationale), l’amiral Lacoste nous livre d’intéressantes réflexions géopolitiques. Pour illustrer la situation internationale du point de vue de la sécurité, l’auteur expose ainsi sa « théorie des deux mondes ». Le premier est représenté par l’ensemble officiel des États souverains, responsables, membres de l’Organisation des Nations unies, qui se plient aux règles et aux codes de conduite du droit international. Le second monde est celui des multiples organisations non gouvernementales ou clandestines ; il constitue l’univers complexe des puissances non étatiques qui ont tissé leurs réseaux à l’échelle de la planète. On y trouve non seulement des organismes parfaitement honorables comme les ONG à vocation humanitaire, mais aussi des mafias, des sectes et des mouvements terroristes. C’est dans ce dangereux ensemble dont les contours sont particulièrement difficiles à préciser que prospèrent les « zones grises ». Ces véritables espaces hors la loi sont contrôlés par des seigneurs de la guerre ou des barons de la drogue qui défient impunément la communauté des États de droit. Ce fléau a engendré un authentique « syndrome mafieux » dont les ravages dans la société ont déjà été soulignés par l’auteur dans un ouvrage rédigé en 1992 (Les mafias contre la démocratie ; éditions Lattès). Ce « cancer social » tire profit des faiblesses humaines et des tares inhérentes à toute civilisation. Sur ce chapitre, l’auteur envoie un message important aux responsables politiques : les mafias représentent une menace grave pour la sécurité mondiale ; leur développement reste favorisé par l’absence d’une loi commune, d’un système policier unifié et de moyens de coercition concertés.
L’ancien patron de la DGSE conclut par une longue analyse sur les handicaps du renseignement français, qui demeure paralysé par des défauts très spécifiques : un « individualisme exacerbé » (la « culture du concours » aggrave la rétention de l’information et l’incapacité à la partager), « les réticences à l’écoute des idées différentes » (l’esprit de clan), « les mauvaises gestions du secret » (croyance excessive dans les vertus du « tampon confidentiel ») et surtout l’existence « d’un modèle cartésien et de hiérarchies pyramidales » qui sont l’antithèse des modèles (efficaces) en réseaux et des chaînes de responsabilités. Trop souvent, la primauté de l’administration traduit le fait que l’État jacobin est au centre de tout le système. Pour remédier en partie à cette grave déficience, l’amiral Lacoste propose d’inculquer un début de culture du renseignement à l’université. C’est sous son impulsion qu’ont été créés de nouveaux modules à l’université de Marne-la-Vallée : un DESS « information-sécurité », puis un DESS voué à l’étude des moyens de l’intelligence économique, c’est-à-dire à des applications dans le monde de l’industrie, du commerce et des affaires, et enfin un séminaire de recherche de troisième cycle sur la « culture française du renseignement ». Dans ce nouveau combat, l’ancien officier de marine lance un appel à la communauté universitaire pour qu’elle se mobilise en vue de rivaliser avec ses homologues étrangers qui ont déjà fourni de très nombreux travaux de qualité sur ce sujet. ♦