Manager au Japon, un itinéraire
La relative fragilité de nos positions économiques au pays du Soleil-Levant est souvent attribuée au fait que l’homme d’affaires français va à Tokyo faire trois petits tours, esquisser deux courbettes et avaler un doigt de saké, puis s’en retourne bien vite vers la mère patrie, persuadé d’avoir pénétré l’âme japonaise en son tréfonds. On ne peut faire ce reproche à Jean-Gérard Nay, qui a passé huit années là-bas et y a fait preuve d’un indéniable don d’observation.
Il nous convie ici à une flânerie en seize chapitres portant chacun le nom d’un des quartiers de la capitale nippone. Le cheminement est volontairement sinueux. On imagine que l’auteur, de formation scientifique, a dû forcer sa nature pour s’imposer cette « approche circulaire » qu’il décrit comme une dominante du comportement japonais et sur laquelle il revient sans cesse au cours de la promenade. L’allure floue, malgré un plan d’apparence rigoureuse, de l’article de Nay paru dans le numéro d’août-septembre de notre revue, pouvait surprendre. On comprend mieux à la lecture du livre ce parti pris d’imitation de la démarche des champions de l’imitation. « Un problème de fond n’est jamais abordé à la première rencontre ». Le langage clair que le Français se fait un devoir de pratiquer est facilement tenu pour de l’arrogance. Rien n’est définitivement acquis, la nuance est reine, toute avancée est provisoire. Le mépris de l’éloquence, l’horreur de dire non, conduisent à un discours « fait d’allusions entrecoupées de silences ». Cette attitude rappelle l’alternance de moments d’attente et de guet, puis de brusque recherche de déséquilibre de l’adversaire, qui caractérise les sports de combat extrême-orientaux. Même prudence dans l’écrit : tout contrat comporte des « mots chargés d’ambiguïté », qu’il convient d’interpréter, des dispositions « à tester sur des exemples précis » avant de croire l’objectif atteint. Et cela d’autant plus que les Japonais, protégés par la « barrière infranchissable d’un système graphique diaboliquement embrouillé » (le mot est de René Sieffert), disposent de quatre jeux d’écriture « qui coexistent et s’enchevêtrent », dont ces katakanas datant du VIIIe siècle et ressortis opportunément, signes ultra-simplifiés et quasi géométriques que nous voyons fleurir dans nos aéroports et nos free-shops, bien loin des idéogrammes hirsutes et « hérissés d’obscurité ».
L’auteur réfute les critiques sur la manie de la copie, qui n’est pas selon lui marque de servilité ni manque de créativité, mais une véritable méthode d’enseignement, à la limite un art permettant « par évolution graduelle l’amélioration et le dépassement », d’où la priorité accordée aux sciences appliquées plutôt qu’à la recherche fondamentale ; et par conséquent la rareté des Nobel. Le renseignement élevé au niveau de noble devoir national (on pense à la formule Nachrichtendienst ist Herrendienst) n’est qu’une étape vers la perfection pour des gens en perpétuelle poursuite de l’excellence et chez qui, à l’opposé d’autres que nous ne nommerons pas, « un système qui ne marche pas à 5 % est un système qui ne marche pas ». Le message est enfin complété sur le thème de cette notoire mentalité collective qui « heurte les individualistes inconditionnels que sont les Occidentaux », sur l’appartenance au clan au sein duquel l’individu s’accomplit. La grande crainte du Japonais est l’exclusion du groupe : « un samouraï errant est avant tout un angoissé » et les cercles de qualité sont plus une conséquence qu’une cause de la communauté de projet.
Attention, nous prévient Nay, n’allez pas croire que le Japonais n’est pas « réceptif à l’aspect cartésien » des choses. Vous croyez qu’il n’a pas « pigé » votre démonstration ? Il réfléchit, il organise sa défense ; mais il n’existe pas de modèle spécifique japonais de management. « Les techniques d’entreprises sont semblables » ; au hardware et au software universels, on a seulement ajouté la notion d’orgware.
Le parcours truffé d’anecdotes savoureuses et d’envolées poétiques (« le long vol du héron blanc ») est sous-tendu par le récit de la lente maturation d’un conflit réel ou imaginaire entre un manager français, ami de l’auteur, et son principal collaborateur japonais. Rassurons-nous, bien que troublé par une moderne Butterfly, notre compatriote sort vainqueur du pugilat. Cette analyse fine du monde des affaires dans un pays où le travail est considéré comme gratifiant et non comme l’effet d’une malédiction, n’apporte pas de révélations, mais des précisions et des conseils destinés à éviter les faux pas (voir par exemple le chapitre XIV Marunouchi, véritable guide concernant les joint-ventures). Les enseignements sont certainement valables aussi pour les relations autres qu’économiques, mais l’ensemble du système n’est pas pour autant transposable en l’état. C’est ce sur quoi s’est trompée une représentante éminente de la gent féminine rose et ce qu’a bien compris une autre (pour les curieux, voir pages 152 et 189). ♦