Histoires de pouvoir
Un général en retraite amer et désireux d’exprimer sa rancœur, le fait est banal même s’il ne se produit pas forcément en « quarteron ». De la part d’un confrère algérien, premier pilote de son armée de l’air, ferraillant tous azimuts en 1997 contre l’exercice du pouvoir dans son pays, dans un livre en vente tout à fait libre, voilà qui est plus rare et témoigne d’une liberté d’expression qu’on aurait pu croire plus restreinte.
Précisons d’emblée, pour dissiper toute illusion, que la conclusion ne va pas dans le sens d’une nostalgie de l’époque française. L’intéressé a rejoint l’ALN dès 1956, à l’âge de vingt ans. Son patriotisme est affirmé ici en termes lyriques : « novembre 1954 fut grandiose… et fait partie du patrimoine révolutionnaire de l’humanité », et si les pieds-noirs sont partis, c’est comme chacun sait à cause des « terribles exactions de l’OAS ». Au total, pas mal de passages durs à avaler et de formulations peu indulgentes pour l’ancien colonisateur. Cet ingrat est toutefois pétri de culture française puisée dans le temps où « Vercingétorix, le vase de Soissons et La Mare au diable n’avaient pas de secret pour lui » dans la classe de M. Lagnon à Nédroma. Critiquant à l’occasion les excès d’une arabisation trop systématique, il rédige fort bien dans la langue de Descartes, manie un humour à la Courteline tout à fait en phase avec le regard malicieux sous le sourcil en bataille qui apparaît sur la photo de couverture, et ferait un bon collaborateur pour le Canard enchaîné en lui signalant cette savoureuse noix d’honneur dans la bouche d’une excellence locale : « La veille du 19 juin, nous étions au bord du gouffre. Le 19 juin, nous avons fait un pas en avant ».
Le thème qui réunit les huit courts chapitres est celui d’un regret des occasions manquées et d’une révolte contre le gâchis. Ce pays, selon notre auteur, avait tous les atouts pour réussir : « beauté réelle douce et sauvage… sol fertile, sous-sol riche… des kilomètres de belles côtes… les joyaux des oasis » et, soit dit en passant, aucune leçon à recevoir des frères proche-orientaux qui auraient volontiers « phagocyté » le mouvement national algérien. Après un Ben Bella « grisé » par le pouvoir et quelque peu velléitaire, l’Algérie a connu la main de fer d’un grand président, Boumediene, exigeant pour lui-même comme pour les autres et qui sut remettre l’appareil FLN à sa place. La suite fut moins brillante avec Chadli, un « bon vivant au niveau d’instruction tout juste moyen pour ne pas dire médiocre » et en outre « mégalomane, versatile, vindicatif ». Depuis, tout va de travers ; le pays souffre de maux désespérément classiques : culte de la personnalité, corruption, népotisme, gabegie, manipulations électorales, professionnels de la télévision maniant enflure et langue de bois et pas même capables « de falsifier intelligemment »… bref les pires aspects des « républiques bananières ». Cet acte d’accusation est illustré de nombreuses anecdotes souvent amusantes, parfois féroces, montrant que les héros de Kafka et de Jarry ont des équivalents outre-Méditerranée.
Ce petit livre polémique, d’où le côté règlement de comptes n’est pas absent, est d’abord une vivante leçon d’histoire contemporaine sur cette terre qui nous fut si proche et nous paraît maintenant plus lointaine que la Tasmanie. Bien qu’il n’y soit curieusement pas question de ces massacres quotidiens qui nous semblent le fait dominant dans l’Algérie actuelle, le tableau est pessimiste, il dépeint un « pays ruiné, une société en total désarroi, un avenir lourdement hypothéqué ». Devrons-nous aller consoler les fellaghas ? ♦