La montagne des parfums
Grâce au récit biographique d’un vietnamien au destin exceptionnel, cette saga indochinoise analyse les principaux événements qui ont marqué l’histoire bouleversante de l’ancienne colonie française du Sud-Est asiatique. Les liens affectifs entre nos deux pays ont commencé au XVIIe siècle lorsque le jésuite français Alexandre de Rhodes mit au point au Vietnam un système d’écriture (appelé quôc ngu) qui remplaça les caractères chinois par les lettres occidentales. Cet élément culturel a incontestablement permis à l’État indochinois de s’ouvrir vers l’extérieur. Après une période de colonisation bénéfique pour les deux parties, les relations franco-vietnamiennes entrent dans une phase tragique avec la première guerre d’Indochine.
Dans ce conflit, le Parti communiste vietnamien réussit à imposer son emprise sur une frange de la population locale. Sur ce registre, les auteurs nous fournissent une description intéressante du leader Hô Chi Minh. Ce fils de mandarin a beaucoup voyagé (Moscou, Pékin, Paris, Londres) pour rencontrer les militants d’extrême gauche les plus en vogue et pour s’imprégner de l’idéologie marxiste. Fondateur du Parti communiste vietnamien en 1930, puis du Viet-Minh (Front de l’indépendance) en 1941, il monte par la suite une organisation de guérilla dans le nord du pays pour combattre les Japonais, puis les Français. Dans cette affaire, le chef militaire Vô Nguyên Giap s’affirme comme le théoricien de ce nouveau genre de guerre. Parmi les méthodes originales employées par le Viet-Minh, le lecteur retiendra l’intoxication idéologique des paysans et l’utilisation à grande échelle de ramifications souterraines (boyaux) dont certaines passaient même sous les rizières. Le récit de la tragédie indochinoise est ensuite décrit avec une grande émotion, en particulier lorsqu’est abordé le cauchemar de la RC3 et de la RC4 (surnommées « les routes sanglantes ») qui convergeaient vers la place forte française de Cao Bang.
Dans ce chapitre particulièrement touchant, c’est l’épisode de Diên Biên Phu qui retient le plus l’attention. La stratégie des Français, qui avait consisté à multiplier les obstacles entre le Nord et la frontière chinoise, avait eu pour conséquence d’inciter les Chinois à ravitailler le Viet-Minh par le Laos et par la mer de Chine. Sur les côtes d’Annam, les navires chinois, au large, jetaient à l’eau des milliers de petites vessies remplies à la fois d’air et de riz. Les combattants de Hô Chi Minh n’avaient plus qu’à attendre la marée pour ramasser sur les plages les précieux colis.
Du côté laotien, les choses furent plus compliquées. Dès la fin de l’année 1953, ce fut l’invasion du Nord-Laos par le Viet-Minh (le Laos était colonie française), qui incita le général Navarre, surtout après l’évacuation de centres logistiques dans le Nord, à envisager l’installation d’une base aéroterrestre à Diên Biên Phu. C’est dans une grande exaltation révolutionnaire que les divisions du Viet-Minh se préparèrent à l’assaut du bastion français. Les paysans réquisitionnés entreprirent des tâches surhumaines comme les 2 millions de journées de travail exigées par l’ouverture de la route Yên Bay-Son La. Par ailleurs, sur des trajets de 500 kilomètres furent transportés à dos d’hommes et au moyen de vélos et de sampans les munitions et les canons (souvent en pièces détachées) qui furent placés à plusieurs centaines de mètres sur les contre-pentes dominant la maudite cuvette. Du côté français, le courage légendaire des soldats qui résistèrent pendant trois mois dans des conditions épouvantables à un contre dix est resté gravé dans toutes les mémoires. Dans ce drame, les états-majors politiques et militaires ont gravement sous-estimé l’extraordinaire capacité de mobilisation du peuple vietnamien.
La période de la guerre d’Indochine a été également marquée par une série de trafics qui ont occasionné des profits faramineux. Les Chinois étaient ainsi de gros acheteurs de squelettes de tigres auxquels ils attribuaient de telles qualités médicinales qu’ils n’hésitaient pas à payer très cher ce « produit vénéré ». C’est cependant le commerce des piastres qui a suscité la littérature la plus abondante et la plus controversée. L’affaire commença en 1945 lorsque le ministre des Finances de l’époque, René Pleven, fixa à 17 francs le taux de change de la monnaie indochinoise, alors que son pouvoir d’achat, en Indochine, se situait entre 8 et 10 francs. Ainsi, le seul fait de transférer en métropole des piastres afin de les changer au cours officiel constitua une excellente opération (paradoxalement légale, puisque l’Indochine appartenait à la zone franc). Des fortunes colossales se bâtirent grâce à ce processus. Le dollar entra également dans la danse : selon les auteurs, il était possible de faire 250 % de bénéfice en deux semaines grâce à des combinaisons entre trois monnaies et de l’or à partir de Hong Kong, Paris et Saïgon. Les chiffres enregistrés en huit ans par la Banque d’Indochine donnent d’ailleurs le vertige.
Au traumatisme indochinois succède ensuite le traumatisme vietnamien avec l’engagement des États-Unis à partir du début des années 60. Le nombre des conseillers américains au Sud-Viêt-nam atteint très vite les 20 000 hommes. Dans cette spirale d’escalade destinée à contrecarrer l’expansion du communisme dans le Sud-Est asiatique, Washington enverra finalement dans l’enfer vietnamien plus de 500 000 soldats. Le cauchemar de l’Amérique fut notamment mis en évidence par le film poignant La section Anderson, qui reçut de nombreux oscars dans le monde entier : le grand public put ainsi vraiment comprendre pourquoi « l’ennemi invisible pouvait rendre fou le soldat de la jungle ». Le moral de la nation américaine fut encore largement atteint par les multiples reportages sur les soldats mutilés, dévorés par les sangsues et les moustiques. La propagande fut habilement exploitée par le Viêt-cong qui soutint une vaste campagne contre l’intervention des États-Unis, non seulement à l’intérieur du territoire américain (en particulier sur les campus universitaires), mais aussi sur toute la planète. Le succès de cette opération psychologique fut sans aucun doute à l’origine de la décision du désengagement américain du Vietnam. Le retrait des derniers éléments s’est d’ailleurs effectué dans des conditions humiliantes après la prise de Saïgon par les communistes le 30 avril 1975.
La victoire militaire de Hanoï et la réunification des deux Vietnam furent suivies par une triste période de règlements de compte, marquée par la prolifération des camps de rééducation où se mêlèrent « la rigueur soviétique et la subtilité chinoise ». La folie idéologique des nouveaux dirigeants accentua le marasme économique : le Vietnam qui, naguère figurait parmi les tout premiers producteurs de riz du monde, mourait désormais de faim ; les rizières abandonnées par les paysans furent cultivées par des citadins incompétents dont c’était la punition. Pour échapper à la détresse, des centaines de milliers de boat people quittèrent leur pays dans des conditions terrifiantes qui bouleversèrent la communauté internationale (1). Conscients de l’ampleur de la catastrophe, les dirigeants vietnamiens changèrent radicalement de politique et entreprirent une réconciliation nationale. Cette attitude pragmatique a porté ses fruits. Aujourd’hui, le Vietnam est sur la route de la croissance. Les progrès spectaculaires dans le domaine économique ont propulsé cette nation affaiblie dans le club des prétendants à l’Asie des miracles qui a déjà engendré des « dragons » performants. Beaucoup voient dans ce redressement spectaculaire l’exaucement de vœux qui sont faits depuis plusieurs générations par de nombreux Vietnamiens au sommet du Huong Tich Son, La montagne des parfums, où se trouve la pagode dédiée à la déesse Quand Am (incarnation féminine du Bouddha).
Cet ouvrage captivant est finalement une histoire du Vietnam. Les différents épisodes y sont relatés avec une touche émotionnelle qui donne bien la mesure de l’étonnante capacité d’endurance et de rétablissement de la courageuse population de cette terre asiatique. Ce document impressionnant ne constitue pas seulement une chronique de référence (sous forme romancée) pour les spécialistes des questions asiatiques ; il représente aussi un témoignage fascinant pour tous ceux qui ont conservé une profonde nostalgie pour ce pays attachant : c’est le fameux Mal jaune si bien décrit par d’éminentes personnalités. ♦
(1) NDLR. Rappelons que les premiers boat-people avaient été les catholiques du Nord qui, dès novembre 1954, avaient fui le Viêt-minh et le communisme, et avaient applaudi les Français qui les recueillaient en mer au large des côtes du Bui-Chu et du Phat-Diem.