Staline vit-il dans la guerre de Corée l’occasion d’éliminer Mao Tsé-toung ? Ce qui est certain, c’est que ce conflit eut des conséquences dépassant largement le cadre asiatique : il provoqua l’antagonisme sino-américain pour vingt ans, modifia la structure et l’autorité des Nations unies, accéléra la mise sur pied de la défense occidentale et posa pour la première fois le problème tactique de l’arme nucléaire.
Il y vingt-cinq ans : la guerre de Corée ou le paroxysme de la guerre froide
Le 25 juin 1950 — il y a un quart de siècle — l’attaque de la Corée du Nord (communiste) contre la Corée du Sud (sous protection américaine) suscita une inquiétude générale : n’était-elle pas le premier acte d’un conflit mondial ? (1). Le monde vivait dans la guerre froide, les équivoques de 1945 s’étaient dissipées, depuis trois ans la « grande alliance » des vainqueurs du IIIe Reich n’était qu’un jeu de mots, et chacune de leurs réunions posait plus de problèmes qu’elle n’en résolvait. Le refus de l’U.R.S.S. (imposé aux satellites) de participer au plan Marshall avait, en juillet 1947, cristallisé la scission du monde en deux blocs. Par la création de l’Alliance atlantique le 4 avril 1949, les États-Unis avaient identifié leur sécurité à celle de l’Europe occidentale. L’Allemagne était redevenue une puissance politique. Dans l’Europe de l’Est les procès politiques éliminaient tous les leaders de l’opposition. Le 24 septembre 1949, le président Truman avait annoncé la première explosion nucléaire soviétique et, le 2 janvier 1950, donné l’ordre de fabriquer la bombe à hydrogène. Mais un changement s’était produit. Alors que la signature du traité de Bruxelles le 15 mars 1948 n’avait pas infléchi l’attitude de l’Union soviétique (qui n’hésita pas à organiser le blocus de Berlin) celle du traité de Washington, qui organisait une sécurité atlantique, fut suivie d’une rupture : la levée du blocus de Berlin et l’abandon de Markos montrèrent que l’Union soviétique mettait un terme à ses entreprises européennes. L’histoire russe est celle d’une double aspiration, vers l’Ouest et vers l’Est, selon un mouvement pendulaire. On pouvait donc s’attendre à ce que, consciente de ce que représentait l’engagement américain en Europe, l’Union soviétique porte son effort vers l’Est, c’est-à-dire vers l’Extrême-Orient.
Le 31 janvier 1949 les troupes communistes étaient entrées à Pékin, le 1er octobre avait été proclamée la République populaire de Chine. C’était un événement considérable, qui annonçait de profonds changements dans les relations internationales, mais non une lutte entre les États-Unis et la Chine. Entre les deux pays s’était établie une longue tradition de rapports amicaux, depuis qu’en 1975 l’Empress of China était entré dans le port de New York, venant de Canton. Le 6 septembre 1899 le secrétaire d’État John Hay avait proclamé le principe de la « porte ouverte » pour le commerce de toutes les nations, ce qui équivalait à garantir l’intégrité chinoise. Trente ans plus tard, lorsque le Japon attaqua la Chine, les États-Unis furent le seul pays au monde à lui signifier, par la voix du secrétaire d’État Cordell Hull, qu’ils ne reconnaîtraient jamais ses conquêtes. La seconde guerre mondiale s’est sans doute ouverte le 7 juillet 1937 avec l’« incident du pont Marco Polo », à la frontière du Mandchoukouo : la grande offensive du Japon contre la Chine commença le lendemain. Elle s’est terminée non avec la capitulation du IIIe Reich, mais avec celle du Japon, le 15 août 1945. Dès le 6 mai 1941, Roosevelt avait admis la Chine au bénéfice de la loi prêt-bail et, à ses yeux, elle devait jouer un rôle important dans la reconstruction du monde. « L’un de nos objectifs, précisa Cordell Hull, était de faire reconnaître la Chine comme une puissance d’un rang égal à celui de la Russie, de la Grande-Bretagne et des États-Unis ». De fait, la Chine devint en 1945 l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies… Des projets grandioses avaient été élaborés pour son industrialisation, et le Sinkiang devait devenir une nouvelle vallée de la Tennessee. L’histoire ne fut pas celle qui était prévue. Nous ne reprendrons pas ici la série des déceptions accumulées par les États-Unis en Chine entre 1945 et 1950, notamment lors de la mission du général Marshall. L’essentiel est que les bases de la politique envisagée à Washington s’effondrèrent. Lorsqu’en janvier 1947 le président Truman confia au général Marshall la succession de James Byrnes au secrétariat d’État, l’homme qui venait de lutter en Chine pour essayer d’obtenir la coopération entre Mao Tsé-toung et Tchang Kai-chek ne se faisait pas d’illusions : la Chine était perdue, Mao Tsé-toung n’était pas le simple réformateur agraire que certains se plaisaient à imaginer, mais un communiste implacable. Au même moment, la politique soviétique en Europe suscitait les inquiétudes les plus vives : pour Truman et pour Marshall, l’effort principal devait se porter sur le secteur le plus directement menacé, l’Europe : telle fut l’origine de la politique qui devait se concrétiser par la « doctrine Truman », par le plan Marshall et par la création de l’Alliance atlantique.
On ne peut pas établir une relation de cause à effet entre l’échec de la mission Marshall en Chine et l’engagement américain en Europe. Il n’en est pas moins évident qu’il y a un lien entre les deux événements. En effet, si le succès de Mao Tsé-toung a consacré une évolution dont l’issue avait été annoncée en 1947 comme inéluctable par Marshall lui-même, il permettait à l’Union soviétique de diriger ses efforts vers l’Europe occidentale : n’ayant aucune inquiétude en Extrême-Orient (elle considérait Pékin comme devant être un satellite fidèle) elle pouvait, respectant le rythme pendulaire de sa diplomatie, « regarder » vers l’Atlantique. La signature du traité de Washington la contraignit à reporter ses regards vers l’Extrême-Orient. Mais rien n’impliquait une rupture entre Washington et Pékin. Les États-Unis admettaient que le pouvoir était désormais détenu par Mao Tsé-toung. Dès le 14 novembre 1949, soit six semaines après la proclamation de la République populaire, Dean Acheson, successeur de Marshall, demanda aux ambassadeurs américains qui avaient connu la Chine et à ceux qui étaient en poste dans les pays directement concernés par l’installation d’un régime communiste à Pékin, leur avis sur l’opportunité de la reconnaissance diplomatique de ce régime. Toutes les réponses furent favorables à cette reconnaissance. Le principe en paraissait acquis, et sans doute l’était-il, seule restant en question la date la plus judicieuse. Des considérations parlementaires retardèrent la décision. Le 5 janvier 1950, Truman et Acheson déclarèrent que les États-Unis n’envisageaient pas d’installer des bases militaires à Formose, et ils ajoutèrent que les États-Unis considéraient Formose comme partie intégrante de la Chine.
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