Théorie du drone
Théorie du drone
Théorie du drone est la théorie critique d’un « œil devenu arme ». Chercheur en philosophie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Grégoire Chamayou a pour objectif, dans cet ouvrage, de fournir des outils discursifs « à ceux et à celles qui voudront s’opposer à la politique dont le drone est l’instrument ». Ce faisant, il est loin de se contenter d’un décryptage uniquement à charge. Ses apports analytiques sont d’une très grande richesse : il parcourt tour à tour les domaines de la tactique, de la psychologie, de l’éthique, du droit et de la philosophie politique, afin d’y mettre en balance les différentes thèses se rapportant à ces questions polémiques de la « dronisation » et de la guerre à distance.
La méthode que s’assigne l’auteur dans son analyse lui garantit de ne pas verser dans les caricatures anti-étasuniennes ou anti-israéliennes, voire antimilitaristes, et lui assure une grande crédibilité dans le débat actuel. S’appuyant sur la réflexion philosophique de Simone Weil, l’auteur se concentre à démonter le mécanisme de ce nouveau type de combat. « Plutôt que de se demander si la fin justifie les moyens, se demander ce que le choix de ces moyens, par lui-même, tend à imposer. Aux justifications morales de la violence armée, préférer une analytique, à la fois technique et politique, des armes ». La question centrale s’articule ainsi : « Quels sont les effets des drones sur la situation de guerre ? Qu’entraînent-ils, dans la relation à l’ennemi, mais aussi dans le rapport de l’État à ses propres sujets ? ». Car s’il est clair que les projets stratégiques commandent les choix techniques tels que le drone de combat, il est souvent occulté qu’ils sont également déterminés par eux en retour. L’étude de cette « boucle-retour » permet d’ouvrir l’horizon des réflexions et de prendre de la hauteur dans un débat souvent stérile.
La question n’est donc pas de savoir si l’emploi des drones est conforme à l’éthique et au droit des conflits armés mais vers quelle éthique et quel droit international l’emploi de cette nouvelle arme nous amène. Ce n’est évidemment pas le drone mais la nature même des conflits dans lesquels il est engagé qui défie les normes éthiques et le jus in bello hérités des dernières guerres mondiales. En revanche, le drone et sa « théorie » permettront d’en définir les nouveaux contours. « La genèse conceptuelle du drone prend place dans une économie éthico-technique de la vie et de la mort où le pouvoir technologique vient prendre le relais d’une forme de sacrifice inexigible. […] Drone et kamikaze se répondent comme deux motifs opposés de la sensibilité morale. Deux ethos qui se font face en miroir, et dont chacun est à la fois l’antithèse et le cauchemar de l’autre ». Aux guerres asymétriques des bombes humaines répondent les guerres asymétriques d’une arme contre laquelle il n’est pas possible, non plus, de se défendre.
La réciprocité, au cœur du concept clausewitzien de la guerre, paraît donc changer d’échelle : l’escalade de la violence dans le combat, dont les deux guerres mondiales ont montré le caractère absolu, s’est transformée en escalade dans l’emploi d’armes elles-mêmes absolues. La « montée aux extrêmes » n’est pas enrayée, sa perception nous est juste brouillée. Car comme Carl Schmitt l’avait perçu, les fondements de la notion de politique ont volé en éclat avec la globalisation : les frontières « ami/ennemi », les distinctions entre « état de guerre » et « état de paix », entre « opération militaire » et « opération de police » perdent leur sens. Les drones seraient-ils les instruments d’une « guerre civile mondiale » perpétuelle ?