Avec cette approche érudite qui empreinte à la philosophie, on mesure la dimension culturelle qui détermine les postures d’anticipation destinées à réduire le champ des incertitudes et à ouvrir celui des futurs favorables. Les connaître, les comparer, les combiner, c’est se mettre en situation de disposer d’une vaste gamme allant du jeu d’échec au jeu de go, de la prescience à l’ingérence discrète pour atteindre les buts assignés à la stratégie.
Le marin et le paysan : approches croisées de l’anticipation
The sailor and the farmer: combined approaches of anticipation
With this scholarly approach that imprints philosophy, one measures the cultural dimension that determines the anticipated postures destined to reduce the scope of uncertainties and open the scope of favorable futures. To know them, compare them, combine them, it is to put oneself in a position with a wide range to go from chess to Chinese checkers, from the foreknowledge to discrete interference to achieve the goals/aims set/assigned in the strategy.
Confrontés aux aléas de leur environnement, les hommes des temps anciens ont élaboré des modes d’action pour durer, s’adapter et survivre. Ces modes d’action, dont l’efficacité a été éprouvée au fil du temps, ont forgé leur pensée et leur rapport au monde. La notion d’anticipation se décrypte ainsi dans la nécessité qui s’est présentée à ces hommes d’agir dans le flux du temps, dans un monde en constante évolution et face à un avenir incertain. D’un point de vue étymologique, « anticipation » trouve ses racines dans le terme latin capere (saisir, prendre en mains), précédé du terme ante (avant) ; dans la langue latine commune, anticipare recouvrait l’idée de « devancer » ou de « prendre d’avance ». La définition moderne du terme, qui en fait la capacité à « voir par avance afin de prendre les devants » montre le glissement qui s’est opéré jusqu’à aujourd’hui vers l’idée de « connaissance anticipée », de capacité à saisir ce qui n’est pas encore advenu. D’où vient ce glissement sémantique ?
Nous sommes pour ainsi dire toujours emprunts du positivisme issu des Lumières pour lesquels le monde pouvait être mis en équations. « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux » (1). Cette intelligence surhumaine, ce « démon » de Laplace, cristallise la volonté des hommes de cette époque de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (2), d’inscrire l’Humanité dans le Progrès. Mais cet optimisme rassurant de notre culture occidentale est en crise (3) : nous nous rendons compte que cet objectif, inatteignable certes, ne l’est pas en raison de la limitation de nos connaissances et de nos capacités de calcul, mais parce que chaque nouveauté apporte avec elle son lot d’équations à résoudre. La réalité est une « création continue d’imprévisible nouveauté » (4) ; l’anticipation comme « connaissance anticipée » est illusoire.
Comment penser aujourd’hui l’anticipation ? Depuis 2008, les Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale associent la connaissance et l’anticipation dans une même fonction stratégique. L’« anticipation stratégique […] éclaire l’action » notamment grâce à la « prospective, dont l’objectif est de détecter les grandes tendances pouvant conduire à des crises et ruptures potentielles » (5). Une inflexion semble être donnée : l’incertitude inhérente à l’exercice d’anticipation y est appuyée. Dans quelle direction nous oriente-t-elle ? La pensée complexe (6) (du latin complexus, « qui est tissé ensemble ») nous incite à examiner la trame sur laquelle s’est construite, s’est « tissée » notre pensée, à y déceler les chemins pris comme autant de réponses aux problèmes posés par chaque époque. Dans cette entreprise, la Chine nous fournit des éléments de comparaison très utiles : évoluant séparément de la pensée européenne jusqu’à l’ère moderne, la pensée chinoise (7) a pris des directions très différentes des nôtres ; les pensées de Confucius ou du taoïsme conduisent à un autre rapport avec l’avenir et le temps, et donc à une autre approche de l’anticipation. Il n’est pas question ici de faire du comparatisme naïf, de montrer qu’une vision est supérieure à l’autre, que les solutions apportées par les uns sont meilleures que celles apportées par les autres ; il n’est pas question non plus de chercher des remèdes tout faits dans l’exotisme chinois et les plaquer tels quels pour panser notre mal de nouveauté. Il s’agit au contraire de prendre conscience qu’il est temps d’engager la pensée de l’anticipation dans une nouvelle direction, toute aussi originale que celles que notre approche croisée aura pu révéler.
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