Inventorier les caractéristiques de l'institution militaire aujourd'hui, c'est inévitablement révéler ses singularités dans une société souvent désabusée qui semble négliger les valeurs qu'exige le métier des armes. La cohésion et l'efficacité militaires qu'entretiennent par nécessité les armées dans un champ de contraintes accrues sont un patrimoine républicain à verser au crédit du pays tout entier, comme l'indique l'auteur.
L'institution militaire aujourd'hui
The military institute today
To take inventory of the characteristics of today’s military institution is to inevitably reveal its singularities in an often-disillusioned society that seems to overlook all that it demands of its armed professionals. As the author indicates, the military cohesion and efficiency that are the armies must entertain within a field of increasing constraints are a republican heritage credited to the entire country.
Parler de communauté militaire au moment où l’on constate les effets dévastateurs du communautarisme sur la cohésion nationale peut paraître paradoxal. S’agirait-il d’une de ces tribus nées de la déferlante qui scinde tout selon le genre, la race, la religion, l’origine, les mœurs ? La communauté de défense serait-elle l’une de ces niches de la mosaïque nationale qui fonctionnerait à l’instar d’une ruche aux alvéoles plus ou moins étanches ? Aurait-elle un quelconque préjudice à faire valoir et des victimes à mettre en exergue pour obtenir réparation ? Ou bien, serait-ce une sorte de corporation archaïque vaguement suspecte de continuer de mêler au respect de la République des symboles issus des gloires d’avant 1789 ?
Les générations qui ont fait leur service militaire se disent peut-être qu’avec elles disparaîtra le souvenir de l’armée de la Nation et de sa vocation universelle. Le corps professionnel qui lui a succédé rejoindrait le commun des structures mortelles dans le souci des droits et avantages, comme les ambulanciers, les veilleurs de nuit et les experts-comptables. Une sociologie plus investigatrice et pas spontanément bienveillante pourrait mettre en relief une communauté avec ses mœurs austères, ses valeurs sans concession, ses interdits anachroniques, vivant en parallèle du reste de la société avec le 14 juillet comme seul point de convergence. Moment canaille où les contraires s’assembleraient pour un temps d’ivresse. Spectacle de nostalgie sans lendemain destiné tout au plus à égayer un quotidien terne et des perspectives sombres.
C’est un général en deuxième section, issu des promotions d’avant-guerre, professeur d’histoire à temps perdu, qui m’a aidé à lever le voile sur cette communauté militaire à laquelle ma famille était étrangère, si l’on excepte mon père, simple fantassin colonial, blessé grièvement sur la RC4, en 1949. Ses cours mêlaient une image grandiose de notre passé à l’émotion soulevée à l’évocation des grandes figures nationales. Il ressemblait un peu au général de Gaulle et paraissait immense. À son contact, malgré une distance de forme où la crainte rejoignait l’admiration, nous mêlions le désir de le chahuter au souhait de ne pas le décevoir. Un Noël, nous avons décidé de nous cotiser pour lui offrir un cadeau. Nos moyens étaient modestes, mais nous mîmes du cœur à comploter pour obtenir son adresse et nous rendre en délégation chez lui. Le vieux soldat était sans doute mieux préparé à un assaut ennemi qu’à une telle manifestation. Incapable d’articuler un mot, l’œil brillant trahissant son trouble, il nous fit entrer, nous offrit à boire et à manger le peu qu’il avait dans ses placards de veuf et nous parla longuement de ce qu’il gardait au plus profond de lui : sa vie de spahi. Ses murs étaient couverts de photos, de croquis et de fanions. Il nous les commenta tour à tour, citant sans hésitation le nom des hommes avec lesquels il avait combattu : simple spahi montant la garde devant sa porte, cavaliers dévoués, sous-officiers et officiers dont beaucoup étaient restés en Italie et ailleurs. Tous compagnons d’armes. Il nous avoua consacrer l’essentiel de son temps à ceux d’entre eux que la vie malmenait. La solidarité développée dans l’épreuve se poursuivait hors du cadre militaire. Une dizaine d’années plus tard, je retrouvais ce général à Coëtquidan lors du jumelage de ma promotion avec celle sortie de l’école cinquante ans plus tôt.
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