Billet - L’Ouest est “à l’ouest”
L’Ouest – l’Occident, si vous préférez – est perdu. Il ne sait plus ce qu’il est. Astre mort, certains le voient encore comme les lumières persistantes des étoiles venant du passé. L’Ouest n’existe peut-être que dans le regard des autres, ceux qui n’en sont pas et qui souhaitent prendre une revanche sur lui : Russes, Chinois, Musulmans, Africains, voire Américains du Sud ou Indiens. Eux perçoivent encore un Occident, d’autant plus attaquable qu’il est plus faible et qu’eux-mêmes se renforcent. Ils se trompent. L’Ouest n’est pas faible, il n’est plus.
Point besoin de reprendre la remarquable généalogie de l’Occident telle que dressée par Roger-Pol Droit (L’Occident expliqué à tout le monde ; Seuil, 2008 ; 100 pages). Selon lui, l’Occident fut successivement une direction, un territoire, une foi chrétienne, une capacité technique, un système politique et économique, et surtout une attitude philosophique de remise en cause de l’existant. Pour la plupart, l’Occident, c’est simple : c’est l’Europe plus les États-Unis. On y ajoutera Canada, Australie et Nouvelle-Zélande, et même Japon depuis les années 1980.
Or, malgré le confort de cette représentation rémanente, l’Occident n’est plus cette addition familiale d’États cousins. Cet Occident-là n’est qu’une vision du XXe siècle, où l’Europe crut codiriger la planète avec ce formidable prolongement qu’était la grande Amérique. Celle-ci avait retraversé l’Atlantique deux fois, malgré le vœu initial des Pères pèlerins, malgré le conseil de Jefferson de se défier des entangling alliances. L’Europe et les États-Unis formaient un bloc, à la fois l’Ouest et le Nord. Ce monde a disparu, malgré quelques utilités : pour réunifier le continent européen après la levée du rideau de fer ou pour conduire cette campagne mondiale contre le « terrorisme », mode d’action subitement élevé au rang d’ennemi.
Mais ces efforts sont vains car les deux pôles sont en déclin. L’Amérique pratique une abstention générale (retraits d’Irak et d’Afghanistan, bascule d’alliance au Moyen-Orient, non-engagement direct en Libye) au profit d’une indirection qui lui tient lieu désormais de stratégie : le pivotement vers le Pacifique n’est que le maquillage sémantique de ce désinvestissement. Quant à l’Europe, elle constate chaque jour sa déflation stratégique, en fait une décompensation psychologique : après avoir dominé le monde, pourquoi se battrait-elle pour des confettis ? La puissance a-t-elle encore un sens et le conflit une utilité ? Au fond, l’Europe en se désintéressant du monde se détruit elle-même : puisque l’Autre n’existe plus, sur quoi bâtir le Même ? La bipolarité renforçait chacun des pôles. Sa fin rend logiquement inutile sa cohésion interne et les deux rives de l’Atlantique s’écartent doucement. Malgré les regrets et les nostalgies de beaucoup qui se refusent à l’accepter, l’Occident s’évanouit, non sous les assauts d’agresseurs extérieurs, mais parce que sa logique interne ne suffit plus à l’instituer. Ce constat n’est pas tragique : encore faut-il l’accepter pour construire enfin du neuf… ♦