Histoire secrète de la crise irakienne
Histoire secrète de la crise irakienne
Alors que la visite d’État du président François Hollande aux États-Unis en février 2014 a montré une image chaleureuse et apaisée de la relation franco-américaine, il y a à peine une décennie, cette même relation connaissait une crise profonde et durable, cristallisée par la seconde guerre du Golfe contre l’Irak à partir du printemps 2003. Frédéric Bozo, professeur spécialiste des relations transatlantiques, propose ici un travail passionnant et rigoureux sur cette période qui vit Paris s’opposer frontalement à Washington au sujet de l’Irak de Saddam Hussein sur fond de terrorisme islamiste. C’est le choc de deux visions antagonistes de la politique étrangère, celle du président George W. Bush, engagé depuis le 11 septembre 2001 dans une croisade contre Al-Qaïda et ses alliés, et celle du président Jacques Chirac, pragmatique et soucieux d’éviter un « clash des civilisations » entre Occident et monde musulman.
À l’heure où les « Printemps arabes » n’arrivent pas à transformer véritablement les régimes renversés en démocraties stables et respectueuses des libertés fondamentales, où l’affrontement entre Chiites et Sunnites est devenu une réalité quotidienne tant en Syrie qu’en Irak, un tel retour sur l’histoire quasi immédiate permet également de mieux comprendre la crispation actuelle du monde musulman plus que jamais divisé.
Le paradoxe initial remonte au 11 septembre avec l’expression immédiate de la solidarité européenne et française en particulier, suite aux attentats d’Al-Qaïda. Le soutien de Paris est alors total, sans ambiguïté ni arrière-pensée et se concrétise même par l’envoi de forces en Afghanistan pour lutter contre l’organisation islamiste et sécuriser le pays ruiné par plus de deux décennies de guerre. La France qui a déjà connu le terrorisme islamiste, est bien aux côtés des Américains. Et en 2014, les soldats français sont encore dans ce théâtre. Cependant, très vite, l’obsession d’une partie des dirigeants américains, en particulier autour du vice-président Dick Cheney et de Donald Rumsfeld, le Secrétaire à la Défense, va viser l’Irak, présentée comme la véritable menace, avec des programmes d’armes de destruction massive qui seraient alors toujours d’actualité.
Frédéric Bozo montre bien les divergences d’appréciation au sein même de l’administration américaine avec d’une part, les néo-conservateurs poussant à la guerre et d’autre part, le Département d’État avec Colin Powell, plus réticent, de même que les militaires du Pentagone déjà engagés en Afghanistan et, plus curieusement, la CIA. L’agence de renseignement s’est montrée prudente sur les armes de destruction massive, dans la mesure où elle n’a jamais pu avoir la preuve de « smoking gun », mais juste des présomptions sur des activités proliférantes plus ou moins clandestines.
À l’inverse, la France est toujours restée très méfiante quant à la question de ces armes. Tout au long des mois de tension croissante entre Paris et Washington, aucun indice concret n’a pu être trouvé par la DGSE sur la poursuite des programmes irakiens. Dès lors, le président Chirac, relayé par son flamboyant ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, a fait preuve d’une grande prudence face à l’option militaire poussée par les Américains et a privilégié en permanence la voie diplomatique pour résoudre le contentieux.
Autre paradoxe souligné par l’auteur, l’arrogance insouciante des Irakiens persuadés que le temps jouera en leur faveur. Inconscients de la montée des périls, les autorités irakiennes se sont illusionnées sur la détermination américaine, creusant de fait leur propre tombe. En refusant de jouer pleinement le jeu des inspections, en biaisant sans cesse face aux exigences des inspecteurs de l’ONU, ils ont donné le sentiment de jouer double jeu et de poursuivre en secret des travaux sur les armes. L’attitude irresponsable de Bagdad ne pouvait qu’indisposer les va-t-en-guerre et gêner par ricochet toutes les médiations diplomatiques.
La marche à la guerre a donc été inexorable, malgré toutes les tentatives pour enrayer la machine de guerre américaine. Le célèbre discours de Dominique de Villepin à l’ONU, le 14 février 2003, est certes resté dans les mémoires mais il n’a fait que révéler les clivages entre les pro-Américains et les tenants d’une ligne plus prudente. L’Espagne, l’Italie, le Portugal, la Pologne et d’autres États de l’Union européenne ont ainsi cru qu’un alignement inconditionnel derrière Washington serait payant. Il n’en fut rien.
Fossés entre Paris et Washington, Londres et Berlin, Paris et Varsovie, Paris et Madrid… Et attaques systématiques des positions françaises dans l’opinion publique américaine. Le « French bashing » fut organisé quasiment au plus haut niveau de l’exécutif américain. C’est ici qu’il faut souligner le rôle essentiel des diplomates de l’ambassade de France qui, à Washington et à New York, surent conserver des canaux de communication et s’efforcèrent de décrypter l’attitude de Bush et de son entourage. Il ressort immédiatement une leçon de cette crise, à savoir l’importance de la qualité du corps diplomatique et la nécessité vitale de disposer de la bonne information. Le rôle du renseignement, avec pour Paris, la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et la DRM (Direction du renseignement militaire), a été absolument essentiel dans la prise de position française de non-intervention.
À partir du déclenchement des opérations, le 19 mars, Paris va alors s’efforcer de ne pas apparaître comme un facteur de tension, allant même jusqu’à souhaiter une victoire rapide des armées américaines. Celle-ci fut en effet rapidement acquise et fit croire que Washington avait vu juste. Or, dès la fin de l’été, la situation sécuritaire a commencé à se dégrader avec le début d’une résistance diffuse face à l’occupant américain. De plus, l’absence de preuves formelles quant à l’existence d’armes de destruction massives a montré que Paris n’avait pas eu totalement tort dans son appréciation de la menace. Dès lors, il est apparu nécessaire de recoller les morceaux entre les deux capitales en commençant notamment par une visite de la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, auprès de son homologue Donald Rumsfeld. Ainsi, Paris n’a pas cherché à mettre en évidence la pertinence de ses choix mais bien au contraire à réduire autant que possible le champ des désaccords avec Washington et inversement, à montrer toutes les convergences, y compris dans le domaine militaire avec la participation active des forces spéciales françaises aux opérations anti-taliban dans le Sud-Est de l’Afghanistan.
L’embourbement américain en Irak à partir de septembre 2003, alors que le front afghan, délaissé médiatiquement, restait une réalité opérationnelle, a très vite mis en lumière l’impasse de la politique irakienne de Washington et son impopularité croissante dans une partie sans cesse grandissante de l’opinion publique arabe. Dès lors, au fil des mois, malgré les rancœurs, en particulier dans le clan des néo-conservateurs, la réconciliation avec Paris va se poursuivre, quitte à instrumentaliser certains dossiers pour maintenir actif le « French bashing », notamment à travers les médias et en multipliant les obstacles mis pour évincer les entreprises françaises des chantiers de reconstruction en Irak. Cependant, la réalité de l’échec américain n’a pas signifié une victoire rétroactive de la France. En effet, Paris s’est retrouvé plutôt isolé au sein de l’Union européenne et celle-ci a hélas démontré son incapacité à réfléchir et à agir collectivement. Cette frilosité institutionnelle ne s’est d’ailleurs plus démentie et aujourd’hui encore, l’inhibition européenne reste tristement d’actualité. Par ailleurs, la participation des sociétés françaises au marché irakien est restée limitée avec de fait, une mainmise de firmes anglo-américaines, accroissant le sentiment de malaise sur les véritables buts de guerre ou du moins en montrant clairement la collusion des intérêts militaires et économiques américains.
Plus d’une décennie après cette crise franco-américaine, le paradoxe est aussi que la relation militaire entre les deux alliés est plus forte que jamais. Le recentrage actuel sur l’Afrique subsaharienne de l’effort français rencontre aussi directement les objectifs américains et permet de facto un partage des tâches. Paris redevient le « gendarme » de l’Afrique, à la grande satisfaction de Washington. Cela signifie-t-il que désormais Paris est non seulement le plus ancien allié mais aussi le plus proche ? À Frédéric Bozo de nous proposer une suite à cet ouvrage passionnant.