Billet - Notre peur du vide
Bill Clinton, candidat contre G. H. Bush, avait trouvé un slogan It’s the economy, stupid! qui lui avait permis, alors même que le mur de Berlin venait de tomber et qu’un premier printemps des peuples libérait l’Europe soviétisée, de tout ramener à l’économie et d’en faire le nouvel axe du monde. De cette formule à l’emporte-pièce, les sectateurs de la gouvernance ont fait, vingt ans durant, leur système d’exploitation unique et monopolistique d’un monde forcément global et marchand.
Dire que ces pères Ubu de la pataphysique libérale, cadenassés à double tour à la passerelle, n’avaient pas prévu la révolte des soutiers est un doux euphémisme. On ne sait pas ce que le printemps arabe dérange le plus, de l’ordre établi ou de leur confort intellectuel. Il suffit de les écouter pour comprendre qu’ils ont déjà quitté le navire, incapables de leur propre aveu d’anticiper la suite. Un journaliste s’est fait le porte-voix de cette nouvelle grande peur de ces toujours bien-pensants : « Alors, il suffit que les gens descendent dans la rue pour chasser un gouvernement… ? ». It’s the democracy, stupid!
Que n’a-t-on pas entendu il n’y a guère sur cette Arlésienne qu’aurait constituée la « rue arabe » ? Mais se profile déjà, à l’horizon de notre désert des Tartares, l’horreur absolue : le jour où les peuples arabes iront voter. Pas à l’irakienne, avec des urnes confisquées deux mois par les GIs et retrouvées par centaines dans les décharges publiques, pas à l’afghane avec des listes électorales trafiquées et des urnes bourrées jusqu’à la gueule, même pas à l’européenne avec des électeurs priés de revoter jusqu’à ce que les isoloirs cessent de fâcher nos ayatollahs bruxellois : non, de vraies élections, à l’image de celles qu’avaient rêvées sur un coin de table du Procope quelques philosophes caféinomanes parmi lesquels s’était glissé un citoyen de Genève. Feu Samuel Huntington avait découvert avec effroi que « si nous permettons la démocratie dans le monde arabe, nous risquons d’obtenir des gouvernements élus qui seront hostiles aux États-Unis ». La révolution oui, la chienlit non ! Notre peur du vide est à la mesure de leur soif de liberté. Alors les Américains se démènent comme de beaux diables pour imposer un Darlan ou un Giraud à des Égyptiens qui trouvèrent il n’y a pas si longtemps en Nasser le de Gaulle du Nil.
Claude Cheysson rapporta qu’un jour son homologue Andréi Gromyko lui tint à peu près ce langage : c’est très bien vos élections libres, il n’y a qu’un ennui, c’est qu’on n’est jamais certain à l’avance du résultat. Nos gouvernants regrettent déjà leurs amis d’hier, le Bey de Tunis, le Pharaon du Caire et demain peut-être le cheikh du désert libyen. Rendez-leur Gromyko ! ♦