Billet - 10 + n = 1
Les grammairiens arabes ont été fort subtils. Il le fallait puisqu’il s’agissait pour eux de fixer les règles de la langue parfaite, celle dans laquelle, par la bouche du Prophète, Dieu lui-même s’était exprimé. De leur subtilité, la réglementation du nombre grammatical est un bon exemple, dont l’actualité fournit l’illustration.
Rappelons d’abord qu’il y a trois nombres en arabe, le singulier, le duel et le pluriel ; et que l’emploi du singulier et du pluriel y est organisé de façon moins grossière que chez nous. Là où nous ne faisons que deux catégories, les Arabes en ont quatre. La première de celles-ci est l’unité, roi tout-puissant du singulier, attribut majeur du Très-Haut et péril pour les pauvres humains, la plus détestable des fréquentations étant… soi-même. Le duel, deuxième catégorie, nous met en compagnie, créant, entre deux personnes, un rapport intense. Au sens courant, le duel désigne la lutte à mort. C’est aussi la dimension amoureuse du couple, qui donne à ce duel-là son caractère particulier : en une folle imprudence, on dit tout à celui qu’on aime. À 3, l’on change de catégorie. Le tiers brise l’harmonie du couple et ouvre du même coup la discussion, le choc des points de vue, la rhétorique, la dialectique, bref, la recherche de la vérité. Ainsi en va-t-il en grammaire arabe, le chiffre 3 instaurant le vrai pluriel. Et ainsi en ira-t-il de 3 à 10, chiffre maximal permettant encore, ont estimé les grammairiens, une individuation fructueuse des interlocuteurs. À 11 tout change à nouveau, les individus se massifient et la richesse du pluriel ne saurait s’appliquer à une masse indistincte : retour au singulier, de 11 jusqu’à… perpette.
Faut-il en déduire que la masse « singulière » constitue un gigantesque individu qu’il convient, ainsi qu’on le fait chez nous, de révérer comme la source du vrai ? Doit-elle, au contraire, être regardée comme un magma sans responsabilité ni jugement, méprisable populace ? La première hypothèse est en train de se réaliser, « la rue » étant le nouveau nom de l’opinion démocratique et Internet mettant l’humanité entière dans la rue.
L’alternative vaut pour les Arabes en leur printemps. Les juristes diront que le pouvoir de la rue n’est que la manifestation de l’ijmâ’, accord unanime de la communauté des croyants, laquelle ne saurait se tromper. Les puristes crieront au scandale et loueront la sagesse des anciens grammairiens qui voyaient la foule comme le « gros animal ». Qui a raison, des juristes ou des puristes ? Allah sait ! ♦