Billet - Nous n’avons point gardé, ensemble, les cochons
Tous à tu, tous à toi, tous à tu et à toi ! Dans le duel où s’affrontent, de longue date, nos « deuxièmes personnes », le vous aujourd’hui succombe, le tu tue le vous. De mon temps, les enfants vousoyaient leurs parents et la réciproque s’entendait aussi. L’usage discret qu’on en faisait donnait du sens au tu. Dans l’armée, le respect de la hiérarchie interdisait le tutoiement de grade à grade et même à grade égal. Seule, l’appartenance à une même promotion d’école autorisait le singulier et un colonel attardé se délectait à jeter un tu vengeur à la face d’un général d’armée plus rapide dans la course aux étoiles. À l’inverse, tutoyer le soldat était de bon ton. Lorsque cette pratique fut interdite, de petits chefs tutoyaient encore, au risque de se voir tutoyés en retour. Mais être tutoyé par un grand était un honneur, par lequel les Oulad Bigeard se distinguaient du tout-venant.
Ainsi, des nuances subtiles coloraient-elles les rapports des hommes. On donnait du vous à l’honorable, du tu aux petites gens. Le tu était condescendant, le vous de politesse. Abandonner le vous pour adopter le tu était le signe d’une élection, voie ouverte à une intimité choisie. Deux époux qui se vouvoyaient en public faisaient rêver les pervers au charme décuplé de leurs effusions d’alcôve. Hélas ! Tout aujourd’hui se nivelle, tout s’aplatit, tout est au tu et Dieu lui-même exigerait qu’on Le tutoie. Notre conjugaison duale rejoint celle des pauvres langages qui n’ont qu’une seule apostrophe. Parfois, pourtant, la colère du mari trompé l’entraîne à bafouiller : « Allez-vous-en chez ta mère ! ».
Il en va de même de l’usage du prénom, lequel va de pair avec le tutoiement. Qui tutoie tutoie Jean – ou Jeanne. Dans le souci qu’ont les gens de médias de préserver l’anonymat des témoins qu’ils sollicitent, c’est de Jean – ou de Jeanne – qu’il s’agit. Cette délicatesse est un piège. Voici Jean – ou Jeanne – entré de force dans notre familiarité. Jean – ou Jeanne – est notre pote. Aucun des interviewés n’oserait arrêter son interviewer : « Oh là, mon brave ! Nous n’avons point, que je sache, gardé ensemble les cochons ». ♦