Nous reproduisons ci-dessous l’allocution prononcée par M. Jacques Chirac, Premier ministre, à l’occasion de l’ouverture, le 16 septembre, de la XXVIIIe session de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale. Ayant rappelé que la défense ne s’improvise pas et que le colonel de Gaulle écrivait déjà en 1934 : « Dans les quelques journées où, deux ou trois fois par siècle, le destin d’un peuple est joué sur les champs de bataille, le jugement, l’attitude, l’autorité des chefs dépendent surtout des réflexes intellectuels et moraux qu’ils ont acquis pendant toute leur carrière… La véritable école du commandement c’est la culture générale », M. Jacques Chirac a souhaité à ses auditeurs : « une féconde année de réflexion en toute liberté dépensée et d’expression », puis il a poursuivi :
Principes et moyens de la politique de défense de la France
La politique de défense, qui engage le destin du pays, suppose une large adhésion de l’ensemble de la Nation. Plus que toute autre, elle exprime en effet la cohésion nationale. Un pays désuni, divisé contre lui-même, est un pays faible et il faut savoir qu’une Nation qui s’abandonne ne sera pas secourue. Car une Nation n’a de véritables alliés que lorsqu’elle est en mesure d’apporter ses propres capacités et sa propre détermination.
Cette volonté qui requiert une bonne politique de défense doit évidemment se manifester en premier lieu par l’action gouvernementale. C’est au Président de la République et au Gouvernement d’établir des priorités. Je tiens à affirmer notre résolution de maintenir notre capacité de défense, qui doit être régulièrement modernisée et qui doit donc disposer à cette fin des moyens nécessaires.
Dans le budget de 1976, il faut le noter, l’augmentation des crédits de défense, justifiée par le coût des matériels et les mesures de revalorisation de la condition militaire, atteint 14,2 % alors que l’ensemble du budget ne progresse que de 13,03 %. L’effort ainsi consenti, je peux l’affirmer, sera poursuivi au cours des années suivantes parce qu’il correspond à une priorité pour le Gouvernement et à une nécessité pour la France dans le monde tel qu’il est.
La constance de cet effort s’impose en raison même des changements très profonds et très rapides qui se produisent actuellement et qui affectent l’avenir de tous les pays. Ces bouleversements sont tels qu’aucune situation n’est durablement acquise. Nous le constatons avec la multiplication des découvertes scientifiques et techniques qui imposent le renouvellement constant des armements. Nous le constatons aussi avec les modifications de la société internationale, transformée par l’accession à l’indépendance de nombreux États, l’essor démographique de certains pays, le développement des communications et, par suite, l’intensité de la circulation des idées et des idéologies, la facilité des déplacements et donc des contacts et des entretiens directs entre chefs d’État ou de Gouvernement ; ce phénomène de mondialisation des problèmes de notre temps a pour effet tout à la fois de renforcer l’interdépendance des économies et souvent de « politiser » les échanges. De là l’exigence, de la part d’une nation comme la France, d’un effort soutenu d’adaptation de sa défense, d’autant plus difficile à concevoir et à mettre en œuvre que les principes et mêmes les programmes d’une politique de défense doivent être établis sur des fondements sûrs, c’est-à-dire durables.
Ces remarques étant faites, essayons de définir de manière plus précise les principes permanents de la politique de défense de la France et le contexte international dans lequel ils s’inscrivent actuellement.
L’essentiel est de disposer de la maîtrise des décisions de défense. C’est ce que l’on désigne par le terme d’indépendance, et cette maîtrise ne s’obtient que par l’affirmation d’une volonté politique et par le maintien d’une capacité satisfaisante des moyens.
La volonté politique d’indépendance exprime la confiance dans les possibilités et le destin de la Nation. Les Institutions de la France nous permettent d’avoir cette confiance qui est le support de toutes nos actions. En la personne du Président de la République sont assurées la continuité et l’autorité de l’action gouvernementale, indispensables dans une stratégie de dissuasion où les responsabilités ne se partagent pas. Fort du mandat que le peuple lui a confié, il incarne, en matière de défense notamment, la volonté nationale qui lui permet de faire face à une crise et d’agir dans l’intérêt du pays.
Certes, la France est membre d’une alliance qui est, dans l’état actuel du monde, une garantie nécessaire de sa sécurité, et cette volonté politique n’est donc pas solitaire. La France est fidèle aux engagements qu’elle a souscrits comme en témoigne, à une date récente, la déclaration d’Ottawa qu’elle a signée avec ses alliés en juillet 1974. Sur ce point, le Président de la République a présenté notre position de façon parfaitement claire, dans son allocution du 25 mars 1975 ; j’en rappelle les termes essentiels : « la France fait partie d’une alliance mais elle doit assurer de manière indépendante sa défense. Cela signifie deux choses : d’abord que nous devons disposer nous-mêmes des moyens nécessaires pour assurer notre défense et ensuite décider nous-mêmes des circonstances dans lesquelles nous devrions utiliser ces moyens ».
Cette politique de défense, qui est l’expression d’une nation forte, rend nécessaire la poursuite de l’effort si remarquablement mené, pendant une longue période, par les autorités militaires ainsi que par les ingénieurs et les travailleurs de nombreuses entreprises, afin de doter notre pays d’un armement nucléaire dissuasif, c’est-à-dire suffisamment diversifié et élaboré. Elle nous impose aussi de renouveler les travaux de recherche et de développement pour la production d’armements conventionnels les plus modernes. Nous souhaitons que nos programmes fassent dans l’avenir largement appel à la coopération avec les industries d’armements de pays qui sont nos alliés ou nos amis. Mais nous savons que la capacité nationale de recherche et de production des armements qui réclament une haute technicité est, pour un pays comme la France, ayant opté pour une politique d’indépendance, une impérieuse nécessité. Nous sommes trop attachés au maintien de la paix dans le monde pour qu’on puisse se méprendre sur la signification de cette légitime ambition. La dépendance en matière d’armements nous conduirait à la dépendance dans le commandement de nos forces et à la dépendance dans notre politique. Au demeurant, il n’est pas indifférent à de nombreux pays dans le monde que subsiste, en dehors des super-puissances, une capacité autonome de production d’armement exclusive de toute visée hégémonique.
Il est bien évident que l’objectif que nous nous fixons ainsi ne peut être atteint que par un pays dynamique et sain. Une économie stagnante, des inégalités sociales trop accusées, une inflation insupportable, diviseraient les Français, compromettraient cette cohésion nationale indispensable à la politique de défense et ruineraient nos ambitions. Le Gouvernement en est pleinement conscient et s’efforce de prendre, dans la conjoncture difficile qui est actuellement la nôtre, les mesures qui s’imposent. Il ne relâchera pas son effort car il sait que l’immobilisme n’accroîtrait pas seulement de manière dangereuse les tensions dans le corps social, mais nous contraindrait à renoncer durablement à notre position dans le monde.
Inspirée par ces principes qui lui servent de fondement solide, la politique de défense se déploie dans un contexte international que je résumerai par les deux idées suivantes : D’une part, la France mène une politique et s’est engagée dans un processus de diminution des tensions et d’élimination des conflits. D’autre part, elle reste une nation vigilante, soucieuse de maintenir ses liens avec ses alliés, attentive à rester maîtresse de son destin et convaincue que sa sécurité dépend en dernière analyse de ses moyens et de sa volonté de défense.
Au lendemain de la réunion au Sommet de la CSCE, l’Europe vit sous le signe de la détente. Entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est la détente et la coopération sont, dans notre esprit, la seule politique raisonnable à long terme. Telle a été la voie ouverte par le général de Gaulle, dans laquelle se sont engagés nos partenaires. Nous savons les progrès concrets et positifs que nous pouvons attendre de la pleine application des textes adoptés à Helsinki. Nous savons aussi ce que ne doit pas être la détente, si elle s’établissait sous forme d’un dialogue qui renforcerait les blocs ou si elle affectait notre sécurité par des arrangements qui modifieraient l’équilibre des forces en Europe. Avec ces idées claires, nous souhaitons que s’instaurent la véritable détente et une coopération qui serve le progrès économique et social de tous les pays européens.
La détente entre l’Est et l’Ouest doit être impérativement complétée, dans le monde actuel, par l’ajustement des relations entre les pays industrialisés, consommateurs et importateurs d’énergie et de matières premières et les pays du tiers-monde producteurs et exportateurs de ces produits, c’est-à-dire, en schématisant la situation, par l’ajustement des relations entre le nord et le sud. Il faut comprendre qu’il s’agit là d’un objectif majeur de la politique internationale. Si la concertation, dont le Président de la République a pris l’initiative en proposant la réunion d’une conférence internationale de l’énergie, devait faire place à l’affrontement, il en résulterait pour l’ensemble du monde des tensions et peut-être un jour des conflits dont les conséquences seraient désastreuses. Nous pouvons espérer aujourd’hui que la conférence projetée pourra se réunir à bref délai et examiner les problèmes de l’énergie, des matières premières et du développement, en tenant compte de l’intérêt général d’instaurer des relations monétaires plus stables de nature à garantir qu’une politique de développement à long terme ne soit rapidement ruinée par des variations erratiques du cours des monnaies. Sans une structure stable et plus équitable des relations entre producteurs et consommateurs d’énergie et de matières premières, sans un dialogue entre pays industrialisés et pays du Tiers-Monde, l’insécurité prévaudra dans le monde. Nous avons vu qu’il n’y avait de bonne politique de défense qu’à condition de prévoir juste. Dans ce domaine essentiel, un avenir de paix ou de conflit nous attend selon que nous saurons à temps imposer le dialogue et la complémentarité ou que nous en subirons la confrontation.
Je voudrais maintenant faire quelques remarques à propos des aspects plus spécifiquement militaires de notre politique de défense et en particulier des moyens indispensables à cette politique. Ces moyens sont de quatre ordres :
— ceux nécessaires pour exercer notre dissuasion ;
— ceux parallèlement indispensables dans le domaine des forces classiques qui doivent notamment prévenir les conflits limités ou, le cas échéant, y faire face ;
— ceux qui concernent les données budgétaires ;
— enfin, ceux qui intéressent les hommes chargés de notre défense militaire et, en particulier, l’indispensable revalorisation de la condition militaire.
Le plus important des moyens de défense est, tout d’abord, celui qui nous permet de dissuader un éventuel agresseur. Notre pays s’est forgé, de ses propres mains, un arsenal nucléaire dont plus personne ne songe à sourire. Il a, dès lors, acquis la capacité d’exercer sa défense et d’engager son destin en toute souveraineté. La dernière en date de notre composante nucléaire est l’arme tactique dont je rappelle, comme je l’ai déjà dit à Mailly en février dernier, qu’elle nous donne les moyens d’une stratégie plus nuancée — et par conséquent plus efficace — que celle d’une dissuasion ne reposant que sur des armes stratégiques.
Mais toutes les armes nucléaires nécessitant de longs délais d’étude et de mise au point et faisant appel aux techniques les plus avancées doivent, pour rester crédibles, être constamment modernisées à mesure que ces techniques évoluent. C’est à quoi s’emploient et doivent continuer à s’employer scientifiques et techniciens.
Toutefois, ces moyens de dissuasion, s’ils sont nécessaires à notre défense, ne sont pas pour autant suffisants.
À notre époque, la frontière entre la paix et la guerre reste floue. Des crises ou des conflits limités peuvent éclater ici ou là qui, s’ils ne sont pas étouffés rapidement, risquent de menacer gravement les intérêts essentiels de notre pays. La France doit, en conséquence, avoir une capacité militaire mobile apte, avec éventuellement l’aide d’autres pays amis, à dissuader ou à contrer un adversaire qui chercherait à se saisir d’un gage et à nous mettre ainsi dans l’alternative soit de nous résigner au fait accompli, soit d’assumer le risque odieux d’une lutte d’extermination. Pas plus que notre politique ne peut être limitée à la surveillance des frontières, notre éventuelle stratégie ne saurait se borner à la stricte défense du territoire.
Il nous faut donc les moyens terrestres, maritimes et aériens capables d’intervenir rapidement pour enrayer au plus tôt un conflit naissant. Nos armées ont à prendre en compte, dans toutes ses implications, cette mission importante. Je serais heureux que l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale y réfléchisse.
Mais cette politique militaire qui convient à nos aspirations requiert une volonté ferme et nous impose des devoirs dans le domaine budgétaire. Malgré les difficultés présentes de la conjoncture, le Gouvernement est résolu à accomplir, à cette fin, les efforts nécessaires. Ceux-ci doivent toutefois être compatibles avec l’équilibre de notre économie. Le problème, à l’époque actuelle, est un des plus ardus à résoudre pour tous les États modernes. Le budget de 1975 et celui prévu pour 1976, correspondent à cet objectif et répondent aux intérêts essentiels du pays. Comme je viens de le dire, ils traduisent une réelle augmentation du pourcentage de notre budget de défense. Nos capacités militaires resteront cohérentes et seront régulièrement modernisées. C’est là, pour un pays pacifique comme la France, une ambition légitime, un témoignage de notre volonté de rester une nation forte.
Cependant, il ne suffit pas de réaliser les conditions matérielles de notre défense. Chacun sait que les armements ne valent que par les hommes qui doivent éventuellement les mettre en œuvre. Si les matériels sont devenus de plus en plus complexes et si leur développement exige à la fois davantage de temps et d’argent, leur mise en œuvre et leur entretien nécessitent des cadres et des spécialistes qu’il faut former et maintenir en service. Ceux-ci doivent être assurés de trouver dans nos armées la possibilité d’accomplir dignement leur vie d’homme au service de la Nation.
C’est notre devoir d’améliorer la condition militaire. Nous lui rendrons ainsi le prestige et la considération auxquels elle a droit et nous garantirons son avenir. Le Gouvernement s’y est attaché. Le projet de loi modifiant le statut général des militaires sera présenté à la prochaine session parlementaire. Les mesures qui en découleront se traduiront par des améliorations concrètes dès l’année prochaine. Sans doute des questions se posent encore, des problèmes restent à résoudre, mais je puis affirmer que nous poursuivrons nos efforts avec vigilance et sollicitude, sachant que nous pouvons faire confiance à tous les cadres de nos armées et aux jeunes Français qui accomplissent leur service militaire.
Mais l’amélioration de la condition militaire n’a pas que des aspects matériels ; devant la désaffection qui frappe actuellement le métier des armes, elle a également et surtout un aspect psychologique et moral.
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C’est pourquoi, en terminant, je voudrais souligner l’importance qu’il convient d’attacher à l’amélioration de l’esprit de défense dans notre pays. Durant des siècles nos masses paysannes ont défendu leur terre de France. Aujourd’hui, les valeurs à défendre sont moins évidentes que la maison qui abrite ou le champ qui fait vivre. La démobilisation d’un grand nombre de Français, et surtout de certains jeunes, leur complaisance, voire l’appui qu’ils donnent parfois aux thèmes les plus discutables sont une cause d’inquiétude. Or, sur ce sujet si important je voudrais non pas prodiguer de vaines assurances mais indiquer de la manière la plus claire que les sources du patriotisme ne sont pas taries, elles se sont simplement déplacées. Nous devons nous appliquer à les ranimer.
Nous savons que les hommes ne protègent bien que ce qu’ils aiment. Alors faisons en sorte que les Français aiment la France de demain comme ils l’ont aimée dans le passé. Telle est la tâche à laquelle se consacre mon Gouvernement. Des progrès importants ont été accomplis, en particulier grâce à l’action dynamique et novatrice des responsables civils et militaires de notre défense. C’est un motif d’espérance. Que participent donc à l’œuvre collective tous ceux à qui leur position dans la société fait un devoir d’y concourir. Je compte en particulier sur vous tous pour participer avec foi à cette tâche exaltante au service de la France. ♦