Le géopoliticien Alexandre Douguine est le théoricien de l’Eurasisme, dont la philosophie générale inspirerait le Président russe. À l’heure de la crise ukrainienne, dont toutes les conséquences ne sont pas encore connues, ce décryptage permet de mieux comprendre une Russie complexe et différente des idées reçues.
À propos d’Alexandre Douguine, inspirateur de Vladimir Poutine ?
Concerning Aleksandr Dugin, Inspiration of Vladimir Putin
The geopolitician Aleksandr Dugin is the theorist of Eurasianism, which has inspired the general philosophy of the Russian president. At the time of the Ukrainian crisis, whose consequences are not yet all known, this decryption of these theories permits a better understanding of a complex and different Russia.
La tournure prise par les événements en Ukraine depuis le début de l’année, nous incite à plonger dans la pensée géopolitique russe, domaine peut-être insuffisamment étudié en Europe. De même, il paraît tout aussi nécessaire de se pencher sur la philosophie ou le mouvement eurasiatique, qui apparaissent, sans nul doute, l’une des sources d’inspiration de l’Union eurasienne chère au Président russe qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2015 (1). Il se trouve qu’un homme, le philosophe et géopoliticien Alexandre Douguine, se trouve au centre des réflexions portant sur ces thèmes, depuis déjà plus de deux décennies. L’intéressé vient d’accorder une longue interview à la revue Politique internationale, n° 144, été 2014. Cet entretien mené par Galia Ackerman présente au lectorat français le parcours intellectuel et les principales idées de ce penseur fort prolixe, né en 1962, qui depuis la moitié des années 1980 a multiplié écrits, engagements, actions.
Marlène Laruelle, auteur d’un copieux triptyque sur l’idéologue eurasienne (2), le rêve impérial et le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, a consacré des développements fournis à Alexandre Douguine qu’elle classait déjà, en 2007, comme « l’un des penseurs (russes) les plus à la mode et les plus influents (3) diffusant, selon divers circuits le « mythe » d’une grande puissance russe, accompagné de présupposés impérialistes, euphémisme dont la portée reste encore imprécise, mais qui ne peuvent être sans conséquence ». On voit d’emblée que, depuis que ces lignes ont été écrites, la pensée de Douguine a substantiellement germé, a répandu son influence au sein des diverses sphères du pouvoir, bien au-delà des hauts gradés militaires sur lesquels il avait commencé à s’appuyer pour fréquenter les corridors du pouvoir. De même, la pensée de Douguine a dépassé le cercle des seuls partis de l’opposition « systémique » que sont le LDPR (Parti libéral-démocrate de Russie) de Jirinovski ou le KPRF (Parti communiste de la Fédération de Russie) de Ziouganov, devenant une des sources programmatiques de la « Russie unie » au pouvoir. Au terme de l’analyse approfondie de la pensée d’Alexandre Douguine, Marlène Laruelle décryptait celle-ci en plusieurs strates : une approche géopolitique d’abord à l’attention de la hiérarchie militaire ; tel fut l’objet de son écrit le plus influent datant de 1997, Les fondements de la géopolitique. Le futur géopolitique de la Russie, approche qui a tendu à se populariser et qui a atteint un plus large public ; un concept d’Eurasie comme fondement de la nouvelle idéologie de grande puissance destiné au pouvoir poutinien ; le traditionalisme et autres doctrines philosophico-religieuses limités à des cercles intellectuels restreints et assumant leur élitisme. L’originalité de Douguine, en concluait-elle, « est précisément de chercher à créer un nationalisme russe révolutionnaire ressourcé par ce que la pensée occidentale a produit au XXe siècle ».
Véra Nikololski, chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique, poursuit, actualise, amplifie le développement de Marlène Laruelle dans son gros ouvrage tiré d’une thèse soutenue en 2010, National-bolchévisme et néo-eurasisme dans la Russie contemporaine (4). Doté d’une bibliographie d’une quarantaine de pages, son ouvrage dresse un historique complet des théoriciens et mouvements se rattachant au nationalisme russe. Après la crise du début des années 1990, consécutive à l’effondrement de l’URSS et la politique de rapprochement vers l’Ouest menée par Boris Eltsine au commencement de son mandat, ce courant de pensée, au début marginal, en est venu à occuper une place centrale dans la politique russe. Il ne s’agit plus de « bricolage idéologique, » ni de « national-bolchévisme » à la Limonov, mais bien d’une idéologie qui, si elle n’est pas devenue l’idéologie officielle du pouvoir, l’influence dans une large mesure. Sous un couvert, parfois théorique, cette synthèse – certainement la plus complète à ce jour en France – permet de mieux pénétrer dans ses dédales ; mouvante, synthétique, qui mêle bien des courants anciens ou contemporains, mais qui permet de mieux comprendre les comportements actuels de la Russie.
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