Japon, les clés pour comprendre
Un écran existe-t-il entre le Japon et les peuples étrangers ? Dans son essai d’interprétation de ce pays, l’ambassadeur René Servoise veut nous faire percevoir l’âme japonaise. Avertissement initial : la compréhension exige chez le lecteur occidental un minimum de curiosité et de modestie. La difficulté à comprendre le Japon traduit souvent en effet l’absence d’intérêt et un réflexe de supériorité à l’égard de ce qui n’est pas occidental. Les Japonais aussi s’affirment différents des autres peuples par leur origine divine. Cette singularité implique un sentiment de supériorité, bien que celui-ci, s’il renforce le Japonais, soit affirmé indirectement et sans intention d’offenser l’interlocuteur étranger. L’Allemand Engelbert Kaempfer a été, au début du XVIIIe siècle, le premier Occidental à tenter de découvrir le Japon éternel derrière ses panneaux à glissières et les réticences des Japonais à les entrouvrir. C’était à l’époque Tokugawa (1603-1868), une phase historique essentielle qui précéda le Japon moderne et où l’harmonie encore féodale culmina dans l’isolement insulaire.
L’ère Tokugawa a consolidé l’équilibre social d’une société aristocratique qui ne connut ni crises financières ni disparités insupportables. C’est donc sans révolution sociale violente, et unie au contraire, que la société japonaise aborde en 1868 l’ouverture forcée et la modernisation accélérée. La lutte des classes est inconnue au Japon parce que le difficile passage d’une société cloisonnée à une société sans barrières a été un grand succès de Meiji. En même temps, le bushido — la « voie des samouraïs » — va se démocratiser et s’adapter à tout un peuple, dont il tend à guider le comportement.
Quelques pages soulignent une autre particularité de la société japonaise, son homogénéité ethnique. À l’opposé du peuple américain — que l’auteur voit comme évoluant du melting-pot vers un patchwork —, le peuple japonais (125 millions d’hommes) n’a pas changé dans sa composition ethnique et sa cohésion culturelle depuis l’époque Tokugawa. Le caractère national se maintient sans modifications. L’unité politique et morale, le capital de valeurs communes, vont de pair avec une détermination à adapter et transmettre ce fond ancestral sans le partager ni le laisser dissoudre.
Une certaine dualité du caractère national nippon frappe les étrangers. « Il y a un côté ordonné et solaire, et parallèlement un côté désordre et ombre » (p. 265). Cette dualité de comportement existe certes à des degrés divers chez tous les peuples. Tel que nous le percevons, un Japonais ne se montre pas aimable ou méprisant, raffiné ou brutal, matérialiste ou spiritualiste, impétueux ou patient, individualiste ou grégaire, timide ou arrogant, pacifique ou agressif : il est à la fois, ou successivement, l’un ou l’autre.
La qualité des hommes est bien la seule vraie richesse des nations. Dans son archipel excentré et sans ressources naturelles, ce peuple semblait condamné à un développement très limité. Il a sans doute des secrets, qu’il importe de connaître et si possible de proposer à d’autres. L’explication, toutefois, est en partie géographique. La distance séparant le Japon du continent asiatique était idéale. La mer a constitué une protection, sans faire obstacle à des acquisitions sélectives.
Les Japonais n’ont pratiquement jamais été inféodés à l’Empire chinois, qui dominait toute l’Asie de l’Est. Éblouis par la civilisation des Tang (VIIe au IXe siècle), ils s’en sont profondément imprégnés, sans jamais être soumis. C’est pourquoi le Japon de l’ère Meiji n’a pas craint de faire massivement des emprunts à l’extérieur, se sachant capable de ne pas y perdre son âme. Lorsque l’Asie a eu à choisir, au XIXe siècle, entre se moderniser en s’occidentalisant, ou refuser et être dépassée, le Japon a su à la fois résister et se moderniser. Du coup, il a montré à tous les autres pays d’Asie orientale la voie d’un développement original, de plus en plus indépendant des modèles occidentaux.
Abordant les problèmes d’aujourd’hui et de demain, René Servoise passe en revue six gros nuages noirs à l’horizon. Un danger visible : le vieillissement de la population et l’effondrement démographique au siècle prochain ; une inconnue : les shinjuri (Japonais nés après 1945) dont la mentalité est parfois en rupture avec l’héritage traditionnel ; une éventualité obsédante : le cataclysme exceptionnel, tremblement de terre ou tsunami catastrophique ; une constante : le nationalisme ; un risque redouté : la crise économique majeure ; une faiblesse : l’inadéquation du système politique occidentalo-japonais imposé après la dernière guerre. L’auteur ne se contente pas de détecter ces problèmes, de fournir des « clés pour comprendre » en recherchant les racines du Japon lui-même, de ses points forts ou de ses points faibles. Sa réflexion porte aussi sur les rapports de cette nation avec les grands pays du monde. Il fait des comparaisons lumineuses entre le Japon d’un côté et la Grande-Bretagne, les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Europe.
Cette haute civilisation, qui déroutait hier les Européens par son antiquité, ne les déconcerte pas moins aujourd’hui par sa volonté de modernité. Les Japonais se sont souvent montrés fermés et méfiants, réticents à admettre l’étranger chez eux, autant qu’avides de connaître l’Occident et d’inventorier ses apports possibles. L’omniprésence dans le monde du Japon moderne contraste avec son absence culturelle. Dans son dialogue avec l’Occident, lui aussi est victime de son insularité et de sa spécificité. Cependant, aujourd’hui, derrière lui, tout l’Extrême-Orient, étranger à la filiation morale judéo-chrétienne et aux legs de la logique gréco-romaine, prépare, souvent sans en avoir conscience, la relève de l’Occident. Le Japon, le premier, a hérité du modèle confucéen et l’a modernisé. Peut-être sera-t-il plus adapté que nous à un XXIe siècle marqué par la rareté des ressources et le surnombre des hommes. ♦