Le président qui n’aimait la guerre. Dans les coulisses du pouvoir militaire, 1981-1995
Spécialiste des problèmes de défense au journal Libération, Alexandra Schwartzbrod nous propose une analyse détaillée des questions militaires de ces quinze dernières années, en particulier une étude intéressante des rapports de l’armée avec le pouvoir politique. Avec un grand souci de précision, la journaliste décrit les grands événements qui ont jalonné l’histoire des ministères de Charles Hernu, Paul Quilès, André Giraud, Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe et François Léotard. Dans son document rempli d’anecdotes, elle nous livre des révélations sur la création de la Far, « un geste politico-militaire en direction de la RFA », la chute de Charles Hernu consécutive à la navrante affaire du Rainbow Warrior, les balbutiements de la mise sur pied d’un missile terrestre mobile, les controverses suscitées par le concept de dissuasion nucléaire, la conception du Livre blanc, les difficultés inhérentes à l’élaboration de l’eurocorps, le développement du plan « Armées 2000 », les dessous des principaux marchés d’armements conclus par les grandes sociétés de notre industrie de défense (Thomson-CSF, Aerospatiale, Dassault, Matra) et les discussions alimentées par les nombreuses interventions militaires dans les théâtres extérieurs.
L’auteur trace des portraits sans concession et très subjectifs des principaux responsables militaires, qui irriteront plus d’un lecteur. Les réactions les plus vives risquent cependant de porter sur les enseignements de la guerre du Golfe. Dans ce chapitre, Alexandra Schwartzbrod est visiblement victime de la mode de certains intellectuels qui consiste à dénigrer systématiquement les opérations dans lesquelles nos troupes sont engagées. Si la mise sur pied du contingent français dans la péninsule Arabique a connu quelques difficultés bien compréhensibles, force est de constater que la quasi-totalité des experts militaires (en particulier étrangers) a loué la rapidité avec laquelle nos unités ont été déployées avec tous leurs matériels et surtout leur extraordinaire facilité d’adaptation, d’une part aux conditions géographiques et climatiques éprouvantes, d’autre part au contexte particulier du conflit. Les forces alliées sur place ont d’ailleurs rendu hommage à l’esprit de discipline et au savoir-faire de nos troupes. L’auteur émet également des critiques sévères sur l’efficacité de nos Jaguar, mais elle oublie de rappeler que nos avions ont été les seuls de la coalition alliée à n’avoir subi aucune perte. Alexandra Schwartzbrod omet enfin de mentionner l’un des grands aspects positifs de cette intervention, qui s’est traduit par une excellente collaboration entre les états-majors américain et français. La seule lacune importante de notre système de défense a relevé du manque de moyens en renseignement (dans ce domaine, nos forces ont été très dépendantes de l’armée américaine). Cette déficience a d’ailleurs conduit à l’élaboration d’une nouvelle politique du renseignement.
L’ouvrage fait aussi ressortir la kyrielle de groupes de réflexion stratégique qui prétendent, chacun de son côté, tenir une parcelle de vérité sur les problèmes majeurs de géopolitique. Alexandra Schwartzbrod donne d’ailleurs une importance exagérée à certaines de ces entités qui font beaucoup de tapage et développent des analyses souvent contredites par les événements. Pour remédier à ce grand désordre dans la pensée stratégique et géopolitique en France, les solutions pourraient comporter trois volets : assurer une meilleure coordination des études et des recherches entre les différents ministères, inciter les « stratèges » à plus de modestie, de réalisme et de culture militaire (en particulier ceux qui osent aborder les questions nucléaires) et créer un conseil national de sécurité. Un tel organisme, qui a fait la preuve de son efficacité aux États-Unis, permettrait de concentrer au plus haut niveau décisionnel l’accès à l’information et l’expression du besoin en renseignement. Du fait de la diversification des menaces, la France doit durablement faire face à une situation de crise quasi permanente. Dans ce contexte, la mise en place d’un organisme de sécurité auprès du chef de l’État, qui participerait à l’élaboration de la politique générale du renseignement, représente peut-être la voie à explorer.
En conclusion, l’ouvrage d’Alexandra Schwartzbrod présente l’avantage d’aborder tous les grands problèmes de notre défense. En revanche, la tonalité très critique de son contenu nuit incontestablement au caractère objectif qu’il est nécessaire de faire paraître dans les analyses se référant à un tel sujet. Le livre risque donc d’irriter beaucoup de spécialistes ; cependant une chose est sûre : ce document très complet alimentera des débats essentiels. ♦