Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie
Le général Faivre nous avait présenté les harkis et fait partager l’amitié qu’il leur porte (1). Il étend aujourd’hui sa recherche à l’ensemble des combattants musulmans de la guerre d’Algérie. Il fait œuvre d’historien et son livre, enrichi de nombreux documents reproduits, fera référence. Disant l’histoire, Maurice Faivre remplit en même temps, à l’égard de ceux qu’il appelle « des soldats sacrifiés », le devoir de mémoire qui est le nôtre. Ce devoir remonte loin. Dès 1830 sont recrutés les premiers auxiliaires militaires. Leurs successeurs seront de toutes nos campagnes : 13 900 Algériens combattront à nos côtés en 1970, 112 000 en 1914-1918, 123 000 en 1939-1940, 134 000 en 1942-1945 et quelque 20 000 en Indochine. Toutefois, se battre avec nous contre un ennemi exotique est une chose, une autre est de s’engager dans la guerre civile algérienne. Aussi bien l’attitude fluctuante des autorités françaises, de 1955 à 1962, reflète-t-elle les états d’âme des autochtones : inquiétude et prudence de 1955 à 1957, optimisme avec les généraux Salan et Challe de 1958 à 1961, pessimisme enfin lorsque, à partir de la fin de 1960, s’annonce l’Algérie algérienne.
Comme le volume des incorporations d’appelés indigènes, le recrutement des supplétifs suit la même courbe. Maurice Faivre rappelle les réticences du général de Gaulle. Dès 1958, il prescrivit qu’on limite à 25 000 le nombre des harkis et qu’on ne les emploie pas « contre leurs frères de race ». Jusqu’au bout, le général manifestera la piètre estime en laquelle il tenait ces « soldats de pacotille » et ce « magma qui n’a servi à rien ». Directives et mépris furent sans effet : en 1961, l’effectif des supplétifs atteignait 90 000 (auxquels il faut ajouter environ 32 000 membres armés d’autodéfense) et l’on sait la qualité des services qu’ils rendirent à nos forces en opération. Sans doute les motivations des harkis étaient-elles terre à terre, liées aux conditions locales, fonction du prestige de leurs chefs. Reste qu’ils ont payé de leur sang d’incontestables succès. De ce folklore sanglant, le commando Georges et la force de police auxiliaire de Paris, composée de harkis parisiens s’efforçant de lutter contre l’impitoyable emprise du FLN sur les immigrés, sont les meilleurs exemples. Les chiffres des désertions donnent, a contrario, la mesure du loyalisme des combattants ; en voici deux très étonnants : si 2 % de nos supplétifs passent à l’ALN de 1954 à 1961, c’est 10 % des effectifs de l’ALN intérieure qui rejoignent nos rangs.
Sur le dénouement de la guerre, tragédie dont nombre de nos camarades sont restés marqués, Maurice Faivre apporte de précieuses informations, avec une objectivité rare au milieu des passions que le drame a soulevées. La conjoncture, on le voit bien à la lecture de la dernière partie du livre, était irrémédiable. Les accords d’Évian interdisaient toutes représailles contre nos partisans ? les signataires algériens du GPRA furent désavoués par Ben Bella et le FLN. Nos supplétifs se virent proposer par nous des solutions acceptables pour leur avenir et leur sauvegarde ? le FLN, en une duplicité délibérée, leur offrait le pardon, remettant à l’indépendance un massacre programmé. La quasi-totalité des supplétifs firent confiance à leurs anciens ennemis, s’offrant d’eux-mêmes au couteau des tortionnaires et des égorgeurs. C’est ainsi qu’au commando Georges, 90 % des harkis, des plus « compromis », choisirent de rester au pays.
En conclusion, Maurice Faivre pose la bonne question : fallait-il donc recruter ? Non, répondront ceux des politiques qui prévoyaient l’abandon (et il semble que de Gaulle fut de ceux-là) ; non encore, répondront quelques militaires, tel le colonel de Séguins Pazzis qui, édifié par notre départ d’Indochine, refuse d’enrôler des Algériens dans son régiment. Oui, bien sûr, diront la grande majorité des officiers engagés dans l’action ; ne pas recruter eût signifié qu’on se battait pour une cause perdue. Le dilemme situe le drame, inscrit dans l’histoire : pas d’échappatoire à l’enchaînement du destin, dont les débarqués de Sidi-Ferruch ont inconsciemment, le 14 juin 1830, posé le premier maillon. ♦
(1) Maurice Faivre : Un village de harkis, L'Harmattan, 1994. Compte rendu dans notre numéro de mars 1995.