L’avenir de l’arme nucléaire
Bonne question, évidemment. Va-t-on enfin les noyer comme des petits chats, ces armements nucléaires présents et futurs ? Dire que Thierry Garcin apporte une réponse ferme et définitive serait exagéré et transformer l’auteur en visionnaire omniscient et ubiquiste, ce qui est beaucoup pour un seul homme.
Il s’agit somme toute ici de faire le point des avancées technologiques, celui des doctrines stratégiques et de conclure sur ce qui peut en advenir, compte tenu de l’étroitesse de la marge de manœuvre. Le tour d’horizon de la prolifération conduit à l’examen de deux voies à peu près parallèles : celle du nucléaire proprement dit et celle, inséparable de la première, du missile balistique, moyen idéal de « livraison ». Les pays du seuil et autres prétendants ne visent pas forcément la performance, mais l’acquisition d’un arsenal à peu près crédible, sinon cohérent. Pour cela, tous les moyens, « multiples et obstinés », sont bons, y compris les filières peu édifiantes et les techniques périmées à nos yeux. Les doctrines suivent, adaptées, « bricolées », parce qu’il faut bien avoir l’air d’en posséder une. Tous les pays ne peuvent pas se payer un général Gallois qui signe sans modestie ni souplesse une préface percutante se terminant par un hymne au nucléaire face à la « triste carrière » du classique. Bref, il nous faudra « vivre avec de nouveaux diables » qui ont oublié de lire Descartes. Et si notre modèle de rationalité n’était pas vraiment universel ? Que faire face à un président irakien qui « est allé au massacre en connaissance de cause… presque pour l’honneur », à une puissance indienne « constituée d’États désunis », à une Corée du Nord méritant un zéro en classe de morale mais pratiquant de façon payante la « stratégie de l’élastique », face enfin au risque de situations internes anarchiques susceptibles — scénario catastrophe — de déboucher sur des guerres civiles ?
Suivant toujours Gallois, Thierry Garcin ne croit guère à la dissuasion élargie, ni à la sécurité collective capable tout au plus de « chloroformer le Vieux Continent ». De même, il est loin d’être convaincu de l’efficacité du TNP et (après une vigoureuse attaque contre les moratoires) de l’opportunité de l’arrêt définitif des essais. Finalement, « le mal est fait… rien ne sert de se lamenter ». Pour les petits nouveaux, l’arme nucléaire est ou sera gage sur l’avenir, tentative pour modifier la donne régionale, instrument de chantage, monnaie d’échange. Pour nous, elle est et reste la « garantie de la souveraineté nationale ». Il serait « inconsidéré et criminel de l’oublier ».
Au passif de l’ouvrage, une rédaction sans doute trop rapide a laissé passer des formules douteuses comme « l’alerte irakienne a dû alarmer » (page 40), ou des répétitions comme la même allusion à une attaque de la base de Creil à dix pages d’intervalle. Nous avons aussi parfois éprouvé l’impression d’une rupture de rythme, voire de discontinuité dans le raisonnement, lorsque surviennent par exemple des considérations philosophiques sur l’exercice des responsabilités et des références au sang contaminé ou au monophysisme. L’abondante série d’annexes surprend quant à elle par son hétérogénéité : les unes reviennent presque mot à mot sur un passage du développement (accord américano-nord-coréen), d’autres sont de pure réflexion (les sacrifices humains), d’autres enfin sont des sortes d’instantanés géopolitiques (la spécificité de l’espace israélien).
Ces quelques réserves n’enlèvent rien à l’intérêt du sujet ni à la compétence de l’auteur. Que des pages entières (44 ou 97) soient faites de questions et parsemées de points d’interrogation n’est qu’une preuve de scrupule devant une telle matière. Le texte abonde en formules imagées heureusement tournées, ce qui est loin d’être désagréable pour le lecteur. Nous avons relevé d’excellentes analyses, fort claires et apparemment judicieuses, tant sur « le fondement du TNP » et les « handicaps de l’AlEA » que sur la notion de crédibilité ou encore sur l’avenir nucléaire de l’Allemagne et du Japon. Nous avons enfin vivement apprécié la conclusion de ce petit livre dense. ♦