Les espions de la Révolution et de l’Empire
S’imaginer, influencé par l’illustration qui figure en couverture, que cet ouvrage est un roman serait un contresens, alors qu’il s’agit bel et bien d’histoire, appuyée sur une documentation dont les soixante pages de notes serrées ne livrent que la fleur ; et c’est bien ce qui est grave pour les cœurs purs.
Si nos ancêtres ignoraient la télématique, ils avaient découvert avant nous les vrais-faux passeports, les attentats simulés, l’intoxication, la guerre des polices et, à défaut d’écoutes téléphoniques, l’institution efficace du « cabinet noir » consistant à fusionner la direction des postes et celle du renseignement. Ils n’ignoraient rien des charmes de la Suisse, où la république achetait très cher ce qui lui faisait défaut, sous l’œil compréhensif de ses ennemis coalisés. Ils manipulaient même les Irlandais qui, pour ne pas être de Vincennes, n’en présentaient pas moins le vif intérêt de causer du souci aux Anglais, nos adversaires les plus acharnés. Était-ce tellement par amour pour une famille royale détrônée et décapitée ? Selon une thèse assez épouvantable présentée ici, le gouvernement britannique « sous couvert d’une croisade contre les révolutionnaires, cherchait en fait à affaiblir la France » par tous les moyens. En dehors de toute idéologie, il suffisait pour lui d’encourager à peu de frais l’autodestruction, d’assister à bon compte au massacre réciproque des élites, au génocide de Vendéens, voire à l’exécution des émigrés de Quiberon, et d’obtenir ainsi, par les seules charges de la cavalerie de Saint-Georges, des résultats supérieurs à ceux que pouvaient procurer en face la levée en masse ou le génie de l’Empereur.
De Londres surtout, mais aussi des Tuileries quand il était encore temps, de Vienne, de Moscou, parvenaient les subsides. Ils ne mouraient pas tous, mais tous (ou presque) « touchaient ». La liste des corrompus est tellement impressionnante qu’on peut se contenter de séparer les notoires (Danton, « caricature de la fausse gloire », Talleyrand, champion toutes catégories, l’omniprésent Barrère « qui a pratiquement enterré tous ses collègues »…) des occasionnels ou inattendus, comme Carnot ou Marat. Seuls échappaient à la contagion ceux qui, comme Saint-Just ou Hoche, morts avant trente ans, en étaient restés au bel âge du désintéressement. Rendez-vous page 84 et vous serez édifié sur ces gens pour lesquels « il n’est point de jour où ils n’envoyent de victimes au supplice en recevant de toute part l’argent qu’ils ont exigé pour leur rendre la liberté ».
Quant aux espions – pour justifier le titre –, peu ont laissé un nom dans l’histoire, mais ils pullulaient à l’intérieur comme à l’extérieur, au point qu’on se sent découragé devant les innombrables biographies juxtaposées de ces personnages complexes qui, comme le furet et sans TGV ni Schengen, ne tenaient pas en place : « Il revient de Florence par Berlin et va s’embarquer sous peu par Stralsund pour Stockholm et Saint-Pétersbourg ». Le Comité de salut public, en toute pureté, maintint toujours des contacts avec les cours européennes. Le milieu émigré était une pétaudière faite « d’impéritie, d’extravagance, de jactance et de cupidité » où s’infiltrer était un jeu d’enfant. Napoléon, pour sa part, fut toujours bien informé, jouant des rivalités, sceptique à juste titre sur le patriotisme des banquiers et la fidélité de ses gens, peu dupe des tuyaux de salon.
Les femmes n’avaient pas besoin de ministère pour affirmer leurs droits. L’espionnage de l’époque était aussi mixte qu’une école de la Ve République. Le sexe faible y figurait en tant qu’épouse ou maîtresse, ou encore à son propre compte et jusqu’à un âge canonique. Il faut veiller à ne pas perdre le fil : « Arabella Mallet, veuve d’un officier anglais du nom de Williams, maîtresse de l’abbé d’Alençon, lui-même agent périphérique du réseau… ». « La recordwoman paraît bien être cette Bonneuil, une des préférées d’Olivier Blanc qui lui a consacré un livre : fausse comtesse, jolie quinquagénaire après trois enfants hors mariage, vivant de trafics en tous genres, reçue par les souverains, au cœur de l’affaire Cadoudal… ».
Le dernier préfet de police de l’Empire remit en mains propres à Louis XVIII un relevé « des hommes et des femmes de tous rangs qui avaient eu des relations avec la police depuis 1790 ». Ce petit volume doré… était précieux – nous dit-on –, il était désespérant.
À déconseiller absolument d’une part aux maniaques de l’organigramme qui se perdraient à coup sûr dans ce labyrinthe, d’autre part à ceux qui conservent quelques illusions sur la sincérité des gouvernants, l’amitié des Anglais et la vertu des femmes. Heureusement, cela laisse une foule compacte de lecteurs potentiels. ♦