Opérations des Nations unies : Cambodge, Somalie, Rwanda, ex-Yougoslavie
Cet ouvrage sur les enseignements tirés des dernières opérations des Nations unies (Cambodge, Somalie, Rwanda, ex-Yougoslavie) est l’aboutissement des réflexions émises à l’occasion d’un symposium organisé par la Fondation pour les études de défense les 16 et 17 juin 1995. Au Cambodge, le général Loridon, ancien chef de la mission militaire de la Miprenuc (Mission préparatoire des Nations unies au Cambodge) et adjoint de l’Apronuc (Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge), estime que les résultats de la mission de l’Onu sont controversés. Si le but principal de l’opération était de parvenir à des élections libres en mai 1993, force est de constater que l’action onusienne a été un réel succès. Malgré les consignes de boycott des Khmers rouges, les Cambodgiens ont pu se rendre aux urnes en masse dans des conditions de bonne sécurité (plus de 85 % de la population a voté). En revanche, si l’on se réfère aux accords de Paris (octobre 1991), le bilan est plutôt négatif ; la plupart des missions confiées à l’Apronuc n’ont pas été remplies.
Parmi les échecs, il convient de mentionner : l’établissement d’un cessez-le-feu dans tout le pays, le désarmement des forces armées et des milices des quatre factions, la remise en état de l’économie du pays, la réconciliation des Cambodgiens entre eux en rétablissant des structures pour favoriser le respect des droits de l’homme, etc. Si les élections ont pu se dérouler d’une façon satisfaisante, les résultats n’ont cependant pas engendré un gouvernement efficace, capable de diriger le pays et de régler les multiples problèmes auxquels il reste confronté. Pour le général Loridon, les événements auraient été différents si certaines décisions avaient été prises. Parmi celles-ci, l’ancien chef militaire de la Miprenuc suggère : arrivée du représentant spécial du secrétaire général dès novembre 1991, déploiement immédiat d’un bataillon asiatique dans la zone de Pailin, fief des Khmers rouges, et contrôle plus rationnel des administrations avec des personnels compétents et suffisamment nombreux. Le jugement sévère, mais fondé, de l’officier général français doit toutefois être tempéré par l’extraordinaire complexité de la situation cambodgienne dont tous les arcanes n’ont jamais été perçus clairement par les spécialistes du monde asiatique. Cette question relève beaucoup plus du domaine politique que du militaire.
Les enseignements relatifs à l’opération menée en Somalie sont très bien analysés par le général Quadri, qui a exercé des commandements importants dans ce pays de la corne de l’Afrique pendant la quasi-totalité de l’intervention de l’Onu. D’après ce haut responsable français, la mission confiée à une force militaire multinationale dans une opération de restauration de la paix doit s’appuyer sur un fondement juridique qui permette d’obtenir la légitimité de l’action entreprise. Ce constat implique le respect de certains principes qui se traduisent par une analyse géopolitique préalable, une évaluation objective de la situation militaire et des forces en présence, une détermination nette de l’objectif à atteindre avec l’élaboration claire d’un calendrier, la définition précise des moyens à engager et, dans la mesure du possible, l’accord des parties. Sur ce chapitre, Stephen Smith tire également des conclusions intéressantes. Selon le journaliste de Libération, le droit international doit absolument codifier les conditions, les modalités et surtout les limites des opérations de ce type. En outre, la prévention des crises suppose une attention suivie de tous les théâtres d’opérations dans le monde.
Dans l’ère d’après-guerre froide que nous vivons, les zones d’ombre de diverses politiques de puissance doivent être prises en considération par une institution internationale (Onu), soucieuse d’enjeux globaux (droits de l’homme, migrations, écologie, trafic de drogue…). Cette responsabilité suppose des moyens, mais aussi des mécanismes de contrôle légaux et financiers. Par ailleurs, le bilan contrasté de l’opération Restore Hope est en grande partie la résultante de l’action discutable des États-Unis, qui se sont essentiellement livrés à une chasse à l’homme contre le général Aidid dans Mogadiscio. Dans cette affaire, l’hégémonie américaine s’est souvent traduite par une « vassalisation » des autres contingents. L’expérience française peut, à ce titre, servir d’exemple. Seule puissance – avec l’Italie et la Grande-Bretagne – disposant d’une réelle expérience africaine, la France a d’abord été relativement marginalisée à Hoddur, puis entraînée dans la « guerre humanitaire » à Mogadiscio comme simple exécutant, avant de se retirer de la capitale somalienne et de se voir confier le secteur élargi de Baidoa. Placés à tous les postes de commandement, les États-Unis ont finalement dicté leur volonté aux officiers alliés qui ont été souvent assimilés à de simples traducteurs des ordres opérationnels de l’armée américaine.
L’étude approfondie de l’opération Turquoise au Rwanda par le général Lafourcade présente le mérite de dégager essentiellement des éléments positifs. Pour l’ancien commandant de cette intervention humanitaire à grande échelle (juin-août 1994), la réussite de l’engagement des Nations unies (en particulier du contingent français largement majoritaire) est due à de nombreux facteurs dont certains ont été déterminants : la liberté d’action accordée par le mandat, la cohérence de l’organisation du commandement et du soutien, ainsi que la qualité des moyens mis en œuvre. Les unités africaines participant à cette opération ce sont parfaitement intégrées dans la chaîne de commandement française. À cette occasion, la nouvelle organisation du commandement mise sur pied par le chef d’état-major des armées a fait la preuve de son efficacité opérationnelle. Caractérisée par sa simplicité et son unité d’action, elle a privilégié les circuits courts et donc accéléré les prises de décision.
En outre, pour la première fois, un poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) a été mis en œuvre. Directement relié au centre opérationnel interarmées (COI) à Paris, cet organisme a montré ses capacités à diriger l’ensemble des actions militaires, logistiques, diplomatiques, humanitaires et médiatiques. Selon le général Lafourcade, la France a également rempli avec succès un grand nombre de missions humanitaires : évaluation des besoins dans la zone humanitaire de sécurité au profit des organisations caritatives, coordination des actions de la force avec celles des ONG et du Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), prise en compte de certaines missions délicates (transport de 6 000 mètres cubes d’eau, parachutage de vivres, ensevelissement de 20 000 dépouilles mortelles…), action sanitaire importante grâce aux moyens déployés sur le terrain (postes de secours, antennes chirurgicales, hôpitaux de campagne, bioforce…), coordination et gestion sur la plate-forme de Goma (Zaïre) des mouvements d’avions humanitaires mis en œuvre par l’UNHCR à partir de Genève (1 200 avions pour 20 000 tonnes de fret).
Les commentaires du général de La Presle (commandant de la composante militaire de la Forpronu de mars 1994 à mars 1995) ont l’avantage d’analyser clairement une situation particulièrement compliquée. Les troupes, qui étaient commandées dans l’ex-Yougoslavie par le chef militaire français, étaient constituées de soldats de trente-sept pays appartenant aux cinq continents. Cette hétérogénéité a entravé considérablement le professionnalisme et l’action de la force onusienne. Toutes ces unités composites ont été mises sur pied en tenant compte des nécessités particulières d’une mission de maintien de la paix, avec notamment une « surreprésentation » de l’infanterie et une assistance trop faible, spécialement en génie d’infrastructure, en logistique, en hélicoptères d’observation et de transport. Par ailleurs, la très forte pression médiatique internationale, qui s’est exprimée sur le terrain par la présence de centaines de journalistes et de caméras, a constitué une contrainte énorme, en particulier à Sarajevo. Comme le souligne le général de La Presle, l’équation simpliste « casques bleus + soutien aérien = capacité d’imposer la paix » s’est révélée absurde.
Cette remarque trouve son explication dans la géographie très difficile du pays (terrain montagneux, conditions météorologiques souvent défavorables), dans la nature des troupes sur le terrain et dans le mandat accepté par les États contributeurs. Il est également insensé de croire qu’avec un renfort limité à des équipements, une force de maintien de la paix (peace keeping force) pourrait se transformer en une force d’imposition de la paix (peace enforcement), franchissant ainsi le fossé qui sépare une unité « non combattante » d’une unité « combattante ». Un tel changement d’attitude nécessite non seulement du matériel supplémentaire, mais aussi une réorganisation complète, un mandat nouveau, des forces nouvelles réellement opérationnelles (comme la brigade d’intervention franco-britannique constituée à la fin de 1995) et l’accord de tous les pays fournisseurs de troupes de l’Onu, si ce n’est de toutes les parties impliquées dans le conflit. Le général de La Presle recommande aussi certaines mesures pour accompagner l’usage des forces armées au sein d’une mission de maintien de la paix des Nations unies. Parmi celles-ci : le renforcement du secrétariat de l’Onu avec un personnel entraîné et fourni par les nations participantes dès que le principe du déploiement sur un théâtre d’action est approuvé, la réactualisation minutieuse, grâce à une équipe multinationale de gestion, des données sur les composantes militaires en attente, l’utilisation au maximum de l’expérience et du savoir-faire des cellules de planification qui existent dans les organisations multinationales politiques et militaires, telles que l’Otan ou l’Union européenne.
Le général Cot (qui a dirigé la Forpronu de juillet 1993 à mars 1994) présente à la fin de l’ouvrage des remarques générales qui sont le fruit de son expérience récente à l’Onu. Pour lui, le militaire « reste dans le système onusien un personnage atypique qui a toutefois le bon goût de ne faire que des passages éphémères dans une organisation entièrement gérée par des responsables civils au long cours ». C’est bien là que le bât blesse. Il importe en effet que la société civile apprenne à donner des objectifs clairs qui puissent être transformés en missions explicites pour les militaires. L’emploi des moyens militaires fait également l’objet d’un constat qui découle des deux fameux principes de la guerre du maréchal Foch : la liberté d’action et la concentration des efforts. La liberté d’action est essentiellement fondée sur le renseignement. Sur ce chapitre crucial, il apparaît que l’Onu a absolument besoin d’un centre de renseignement qui éviterait aux militaires de recueillir des informations « en catimini, avec une petite équipe plus ou moins clandestine, en s’appuyant, quand ils y consentent, sur les rares pays contributeurs qui mettent en œuvre des moyens nationaux sur le terrain ». Un chef militaire de l’Onu doit en effet être parfaitement renseigné, « non pour faire la guerre, mais afin que toutes les parties sachent qu’il a les moyens de connaître les coupables, de les désigner pour ce qu’ils sont à la communauté internationale comme à leur propre peuple », La concentration des efforts relève du simple bon sens ; non seulement il faut avoir les moyens de sa stratégie, mais encore il convient d’utiliser. correctement ceux dont on dispose. Or, selon le général Cot, la caractéristique des décisions du Conseil de sécurité a été, trop souvent, de donner des missions immédiates à une force sans lui accorder les moyens correspondants.
Dans toutes les conclusions fournies par les différents responsables militaires et analystes civils, il manque cependant une leçon capitale relative à la connaissance de l’anglais. La langue de Shakespeare, et en particulier l’anglais opérationnel, est encore mal maîtrisée par beaucoup trop de cadres de l’armée française. Cette lacune grave fait souvent l’objet de vives critiques de la part de nos alliés. Dans ce domaine essentiel pour la crédibilité de nos armées, il devient urgent de mettre en pratique une véritable politique des langues adaptée aux besoins nouveaux de nos armées qui seront de plus en plus engagées sur des théâtres extérieurs, au sein de l’Onu, de l’Otan et, peut-être à l’avenir, de l’UEO ou d’une défense européenne. ♦