Le double jeu du Maréchal, légende ou réalité
Accablés que nous sommes par des essais confus, nous nous réjouirons de la clarté de celui-ci, qui s’attaque pourtant à un objet fangeux. Les titres que l’auteur a donnés aux parties de son ouvrage sont en forme de questions au jury. Est-ce donc à nouveau le procès du Maréchal ? Le général Schmitt s’en défend, invitant à se méfier des jugements a posteriori et recommandant de « se situer dans le contexte du moment ». Au reste ce n’est point Pétain qui l’indigne, mais ceux qui – au mépris de l’histoire, dit-il – soutiennent la thèse du double jeu qu’aurait mené le Maréchal. Le livre est donc, au sens propre, une antithèse : le double jeu est une invention de thuriféraires. Voire !
L’étude du général s’arrête à la fin de l’année 1942. Le débarquement américain de novembre est le moment de vérité, drame et débats cornéliens que l’on nous fait vivre, jour par jour et souvent heure par heure, en une reconstitution fiévreuse. Nous retiendrons ici quatre points essentiels qui restent en discussion.
Le premier est la délégation du 4 août 1940, consentie à l’amiral Darlan. Ce jour-là, au cours d’une réunion à trois dont seul Paul Baudouin, ministre des Affaires étrangères, portera témoignage, le Maréchal envisage l’hypothèse de l’invasion de la zone libre et de son propre empêchement. Il décide : lui-même, quoi qu’il arrive, ne quittera pas la métropole ; l’amiral devra gagner l’Afrique du Nord, y diriger la flotte et assurer, au nom du Maréchal, le gouvernement. Aucun écrit ne l’authentifiera, mais l’ordre est définitif : « Je ne reviendrai pas sur cette décision ». On renvoie là-dessus le lecteur à l’enquête que mène l’auteur, en rappelant que la présence de l’amiral Darlan à Alger le 5 novembre 1942 donne beaucoup à penser.
Le deuxième débat a pour objet le contenu des relations discrètes établies par Vichy avec les Anglo-Saxons : à l’été 1940, conversations d’ambassadeurs à Madrid, missions Rougier et Chevalier ; en juin 1941, mission du colonel Groussard… emprisonné à son retour de Londres. Ces contacts ont-ils dépassé le simple aménagement du blocus britannique, le retour de la France dans la guerre y a-t-il été envisagé ? L’auteur ne le pense pas, encore qu’il rappelle la position de l’amiral Darlan disant à l’amiral Leahy en août 1941 : « Si vous étiez en mesure d’amener à Marseille 2 000 chars, 2 000 avions, 500 000 hommes, je les recevrais à bras ouverts ».
Le troisième point est le serment de fidélité que fonctionnaires et militaires devaient prêter au Maréchal. Le point est d’importance, car ledit serment aurait pesé d’un poids très lourd sur le comportement des militaires face au débarquement américain de novembre 1942. L’auteur donne le texte du serment, lequel, lu calmement, n’est guère contraignant : reprenant exactement la formule employée lors des passations de commandement, il assortit la fidélité de conditions (« le bien du service et le succès des armes de la France ») qui en diminuent singulièrement la portée. Qu’au moment de la reprise de la lutte, les chefs militaires, et Darlan lui-même, se soient sentis liés par cet engagement apparaît aujourd’hui comme une attitude littéralement enfantine.
Le quatrième objet de discussion est le télégramme secret envoyé le 13 novembre à l’amiral Darlan, télégramme dit « de l’accord intime ». Ce message est d’origine incertaine et le texte est peu explicite ; mais, habilement exploité par les responsables de l’Afrique du Nord — l’auteur parle « d’heureuse supercherie » —, il permettra d’apaiser les scrupules de l’armée d’Afrique.
Serment au Maréchal et accord intime de celui-ci, nous voici au cœur du drame de novembre. Le mérite de l’analyse serrée de l’auteur est de nous faire comprendre les raisons d’un énorme gâchis : 2 700 Français et 1 500 Américains tués ou blessés au Maroc et, plus grave encore, les Allemands en Tunisie, qu’il faudra contenir avec de pauvres moyens et beaucoup d’héroïsme. L’analyse déborde largement la personne du Maréchal et, des grands responsables impliqués dans l’épreuve, peu ressortent indemnes. De Gaulle n’est pas épargné, dont on cite le malencontreux message du 21 novembre, stigmatisant (déjà) « un quarteron de coupables camouflés pour la circonstance sous un parjure supplémentaire ». Pour le Maréchal, le dénouement n’est pas infamant : devant l’occupation de la zone libre, protestation pour rupture des clauses de l’armistice ; refus du constat d’état de guerre avec les Anglo-Saxons (constat que les Allemands exigeaient) ; et surtout, demi-abdication le 12 novembre.
On le voit, le verdict négatif rendu sur le double jeu du Maréchal n’est pas aussi net que l’auteur le voudrait. Le « don de sa personne » allait peut-être jusqu’à l’acceptation du déshonneur. Obsédé par le sort des prisonniers, le Maréchal voulait épargner aux Français les épreuves, fût-ce à grands frais. Nul ne contestera — et le général Schmitt ne le fait pas — que cette position répondait aux souhaits, médiocres sans doute, de la grande majorité des citoyens. Le Maréchal espérait-il davantage ? « Attentiste » selon l’auteur, attendait-il la reprise de la lutte ? Impossible de sonder le cœur de cet homme « extraordinairement secret » (Weygand) et qui avait de bonnes raisons, les choses étant ce qu’elles étaient, de l’être davantage. Vaine question, donc, que celle du double jeu mené par un seul homme en son intimité. Laissant les âmes à leur mystère, constatons qu’il y a eu deux jeux en deux personnes. Que Pétain tienne un rôle, conforme au vœu de la majorité, et de Gaulle le sien, à la tête d’une phalange de héros intraitables, voilà un beau jeu d’équipe ! Que les deux partenaires-adversaires se soient combattus à mort, voilà qui en renforce l’efficacité !
Qu’on nous permette une remarque finale. Du soin mis par l’auteur à étudier un problème que l’on peut juger indécidable vient, à côté de l’intérêt passionné qu’on prend à la lecture, le léger malaise qui l’accompagne. Pour relancer un débat qui ne sera jamais clos, on fera appel au général Weygand, le seul homme qui, dans cette sinistre aventure, n’ait rien à se reprocher. L’anecdote, qu’il rapporte dans ses mémoires et qu’il tient de la bouche du Maréchal, prouve que le vieil homme n’était pas dépourvu d’humour, ni de rouerie. En mars 1942, Pétain est en visite officielle à Toulon. Circulant en voiture, l’amiral à ses côtés, le Maréchal est l’objet de la vénération des foules. Soudain, une voix isolée : « Vive Darlan ! ». Alors le Maréchal : « Vous êtes ventriloque, Darlan ? » ♦