Le bel avenir de la guerre
L’ordre, dit Philippe Delmas en une jolie formule, « ne fut jamais la paix, mais une définition des raisons de faire la guerre ». Au fil des siècles, on voit diminuer le nombre des États, en raison de la puissance croissante nécessaire au combat. L’évolution atteint son terme à l’ère nucléaire, où seuls les deux Grands sont maîtres de « la logique de la mort assurée ». Cet ordre-là paraît heureusement dépassé, la prospérité et le droit des gens imposant désormais leur loi pacificatrice.
Cependant, « la guerre est-elle soluble dans le droit et l’économie ? ». C’est ce qu’on croit, et l’auteur s’élève avec force contre cette conviction générale. Les États se multiplient, les nouveau-nés sont faibles et les grands qui demeurent ne peuvent plus imposer leur maîtrise. Les guerres de souveraineté s’en trouvent périmées, ce dont on pourrait se féliciter. Les « guerres de légitimité » les remplacent : elles sont les mauvais fruits de la faiblesse des États, les anciens contestés par leurs minorités, les nouveaux peu confiants en eux-mêmes.
Telle est la thèse que soutient Philippe Delmas dans ce livre brillant ; trop brillant peut-être, à l’image d’un titre à la beauté trompeuse : tournant les pages, on découvrira que l’avenir de la guerre n’est pas aussi assuré que la couverture le suggère. Trancher de la guerre est une grande prétention ; on n’en voudra donc pas à l’auteur de quelques obscurités et contradictions, où il nous faut le suivre.
Trois chapitres (II, III, IV) sont consacrés à l’arme nucléaire. On y revient sur l’élaboration des stratégies, la croissance folle des arsenaux, la prise de conscience des années 1980 et le consensus enfin établi sur la conception française de la dissuasion, « la mort universelle s’assure à peu de frais ». L’essentiel est dit. On fera cependant à l’auteur quelques petits procès : sur la riposte graduée américaine, présentée comme acceptation de la guerre nucléaire limitée à l’Europe ; sur le renvoi dos à dos des Soviétiques et des Américains et l’occultation de l’idéologie fondatrice du partage du monde ; sur la « retentissante inutilité des armes nucléaires » dans les conflits nouveaux, inutilité avérée de longue date. Bah ! tout sera pardonné à l’auteur, pour une phrase que voici : « Les armes nucléaires ne disparaîtront pas. Elles resteront là, inaliénables et vaines, dans un crépuscule indistinct entre la mémoire et l’avertissement ».
Laissant le nucléaire à l’histoire, abordons l’économie et le droit. Apparaît alors ce qui taraude l’auteur : Philippe Delmas est un nostalgique du projet politique et se désespère de n’en plus trouver. Que l’intégration économique n’entraîne pas nécessairement celle des États, que l’économie libérale ne soit porteuse d’aucun projet politique (c’est sa définition), on le veut bien ; mais l’absence de projet politique, que l’auteur ne cesse de déplorer, est aussi absence de menace. Le seul souci des économistes n’est-il pas « une certaine stabilité du monde indispensable à la bonne conduite des affaires » ?
Même désolation de Philippe Delmas, même indignation, devant le nouvel ordre international, fondé sur le droit des gens. « L’utopie juridique » disqualifie à son tour tout projet politique, elle est le non-projet universel. Suit un solide argument : le droit, dans sa prétention envahissante, travaille contre la paix. Le foisonnement des États va de pair avec leur abaissement. Leur légitimité se perd, là est la source des guerres, actuelles et futures. Toutefois, de quelles guerres parle-t-on ? De guerres sans États, dit Delmas, de guerres civiles, échappant à la compétence du tribunal des nations. La guerre du Golfe est « le dernier exemple de ce qui fut ». On ne saurait contester cette affirmation. On ne saurait non plus la mésestimer : la fin des guerres entre États, ce n’est pas rien ! Certes, les guerres nouvelles sont affreuses et « la guerre totale se ramène, au fond, au modèle de la guerre civile ». Toutes civiles qu’elles soient, annonce l’auteur, elles vont s’aggraver de « prolifération » ; la bombe venant aux mains de furieux pour qui une arme est une arme, « les guerres du futur n’ont aucune raison de n’être pas nucléaires ». Lourde parole, et bien imprudente !
Face à cette perspective désordonnée, il nous faut restaurer l’autorité étatique. L’auteur rejoint ainsi Lucien Poirier (La crise des fondements ; Économica, 1994) en une conclusion prudente. Il va plus loin, appelant de ses vœux l’élaboration d’une « doctrine de puissance » selon laquelle, si on le comprend bien, les États honorables exerceraient leur tutelle sur ceux qui le sont moins (p. 214) et, libérés de la dictature molle de l’ONU, contiendraient les guerres exotiques par leurs interventions armées (p. 258). Voilà qui réjouira le cœur des militaires. On craint pourtant que, citant Tocqueville, Philippe Delmas ne nous offre lui-même les verges pour le fouetter : « Il faut prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées de celles qui ne sont plus ». ♦