Il faut aimer l’État
Jean Picq a été chargé par le précédent Premier ministre de rédiger un rapport sur les responsabilités et l’organisation de l’État en France. Rendu public en août 1994, ce document, intitulé L’État en France : servir une nation ouverte sur le monde, est devenu un ouvrage de référence dans les milieux politique et universitaire. Ce haut fonctionnaire a complété ici sa réflexion dans un nouveau livre qui se propose de « réinventer l’État. »
Pour beaucoup de citoyens, l’État paraît en effet lointain, partisan et surtout incapable de s’adapter aux changements de la société. Pour avoir été tenté de s’occuper de tout, il s’identifie à l’explosion de la dépense publique et à la montée des prélèvements obligatoires. Ce constat pessimiste peut se résumer en une phrase : la France a changé, elle aimerait que l’État change. Pour l’auteur, il est donc urgent de rebâtir les fondations de l’ensemble des organismes et des services qui assurent l’administration de notre pays. Il s’agit par conséquent de redécouvrir ce qui justifie les missions confiées à l’État.
S’il veut agir efficacement, l’État doit être reconnu. Or, force est de constater qu’il n’a plus de visage. Pour le citoyen, sa représentation demeure désespérément celle d’un pouvoir administratif qui est de plus en plus perçu comme une bureaucratie, c’est-à-dire « le règne de personne ». Selon Jean Picq, la rénovation de l’État (condition nécessaire pour retrouver la confiance des citoyens) passe par de nouvelles figures. Le chêne de justice doit veiller à amener le règne de l’équité, fondement de toute vie sociale durable. L’éducateur préparera les générations nouvelles au monde et leur donnera les moyens de s’adapter à toutes les conjonctures. Le garant de la cohésion sociale s’efforcera d’éviter toute forme quelconque de violence. Le gardien de l’harmonie du territoire œuvrera pour éviter les fractures économiques et sociales et jouera ainsi le rôle de « jardinier » du pays. Toutefois, ce dernier ne devra pas se comporter en propriétaire du « jardin », mais il s’efforcera avant tout de veiller à l’entretien et à la sauvegarde du territoire. Cette tâche ira jusqu’à garantir la protection et la conservation des sites bâtis et des paysages, assurer la prévention des risques majeurs et promouvoir la protection de l’environnement. Dans ces domaines, l’État n’est plus « jardinier », il devient « paysagiste ». En commentant d’une façon très habile toutes ces images particulièrement expressives, Jean Picq fait comprendre facilement au lecteur sa conception d’un État moderne. Il n’oublie pas le secteur économique dans lequel « l’État navigateur » a une double mission : délester le navire de tout ce qui le charge inconsidérément et aider les entreprises à affronter la forte houle de l’économie mondiale.
Parmi les nombreux problèmes d’actualité traités, les observateurs retiendront l’épineuse question de l’État régulateur du système de protection sociale. Pour l’auteur, les dépenses de santé ne pourront être maîtrisées tant que les responsabilités seront partagées entre l’État et les partenaires sociaux. Sur ce sujet, Jean Picq propose la création d’agences régionales de la santé. Dans ce système, les partenaires sociaux resteraient associés aux conseils d’administration de ces offices, mais un directeur nommé par l’État serait chargé de la gestion et une concurrence serait instaurée entre les agences. Celles-ci passeraient également des conventions avec des équipes hospitalières, reposant sur des contrats d’objectifs et des enveloppes financières liées à la qualité de la gestion.
L’attention du lecteur sera également attirée par le sempiternel débat sur le contrôle des dépenses de l’État. Sur ce chapitre, la mission de la Cour des comptes gagnerait à être affinée. Pour être plus efficace, la haute institution de la rue Cambon doit disposer de moyens plus performants pour séparer ce qui ressort de l’évaluation a priori et ce qui relève du contrôle a posteriori. Dans un même souci d’économie, Jean Picq propose de réduire le nombre des ministres pour restaurer la capacité de décision de l’État. Il rappelle qu’à la fin des années 1980 le gouvernement comportait 48 ministres. À la même époque, il y avait jusqu’à 23 réunions interministérielles par jour à Matignon et plus de 700 personnes dans les cabinets ministériels ! Dans cette logique de simplification, l’ouvrage suggère un exemple de gouvernement resserré de 15 ministres et 7 ministres délégués.
Nommé à la tête du secrétariat général de la défense nationale (SGDN) au cours de l’été dernier, Jean Picq a aussitôt mis en application ses conceptions qui visent à éviter les gaspillages et à rendre les institutions de l’État moins onéreuses et plus performantes. Ce service du Premier ministre devrait réunir environ 150 agents (sans compter les techniciens du centre des transmissions gouvernementales) répartis en 60 % de civils et 40 % de militaires. La haute administration qui comptait auparavant 500 fonctionnaires subit ainsi une vaste réforme en profondeur. Plus souple et moins envahi par une lourdeur bureaucratique qui a longtemps entravé son action, le SGDN devrait se concentrer sur des activités interministérielles de veille et d’animation de la réflexion sur la défense globale (civile, économique, militaire, technologique). « Depuis trop longtemps, a souligné Jean Picq à ses personnels, les logiques militaire, industrielle, budgétaire et diplomatique ne se rencontrent plus guère. Elles s’opposent même si vivement que l’arbitrage politique suprême en devient impossible. Le SGDN doit désormais faire en sorte que les conflits, naturels entre les intéressés, s’y expriment avec courtoisie et dans l’écoute mutuelle, pour que les malentendus se dissipent et les points de vue se rapprochent afin de préparer l’arbitrage et la décision des politiques en cohérence avec les enjeux de sécurité de la France. » (Le Monde, 18 septembre 1995). Cette prise de position capitale met en lumière la cacophonie qui caractérise souvent le monde du renseignement, en raison du nombre excessif de ses organismes et de ses structures hiérarchiques remplies inutilement d’une kyrielle d’intermédiaires entre l’officier traitant et le chef. En réorganisant de fond en comble le service du Premier ministre, Jean Picq fait ainsi preuve d’une grande clairvoyance qui devrait aboutir, à moyen terme, à un SGDN nettement plus performant. Toutefois, cette nouvelle dynamique de mutations laisse pour l’instant une question sans réponse : pourquoi le SGDN est-il le seul organisme à faire l’objet de cette nécessaire transformation ? ♦