L’État Nation face aux Europes
État-Nation, le binôme nous semble aller de soi, et pourtant son élaboration en Europe occidentale, de Machiavel aux révolutionnaires français et à Renan, fut laborieuse, comme le montre au premier chapitre un panorama historique assez remarquable. En France, l’État (« le père qui appelle aux armes ») précéda la Nation (« la mère qui protège ses enfants ») ; ce fut l’inverse en Allemagne et en Italie. Cependant, cette fusion que l’on croyait acquise est remise en question à l’heure de passer au niveau supérieur.
Pour les eurosceptiques, « la Nation ne s’invente pas » (Philippe Séguin, cité à maintes reprises) ; or « la Nation européenne n’existe pas ». Voire… pour d’autres, cette Nation est « en voie d’édification » sur de nombreuses bases communes, face à la « déferlante américaine ». Alors, que d’hésitations et de controverses entre les différentes formes fédérales et confédérales, tandis qu’aucun des systèmes existant dans le monde n’est intégralement transposable. « Il n’y a que les Américains pour penser que c’est facile », écrit F. Furet. Maastricht, « sommet dans l’ambiguïté », origine d’une « seconde affaire Dreyfus », n’a enchanté que les exégètes de la subsidiarité. Au moins l’épisode a-t-il eu le mérite de montrer que « les Douze avaient laissé se creuser le fossé entre leurs opinions publiques et la construction en cours ».
Là-dessus se réveillent les régions et même les « curiosités » (à l’image des ports de la Hanse et des républiques italiennes de la Renaissance), qui se verraient bien profiter d’une connivence vers le haut avec la Communauté pour partager les dépouilles d’États-Nations qui leur ont imposé dans le passé des solutions « réductrices et aliénantes ». De plus, comme si l’affaire n’était pas déjà assez compliquée, une bien embarrassante chute de mur amène à la table une autre Europe où la coïncidence État nation était en général ignorée. Une fois le couvercle soulevé, les nationalismes s’en donnent à cœur joie. Alors qu’à l’Ouest, on tend vers un certain degré d’unification, à l’Est, les fédérations éclatent, les États se morcellent.
En fait, notre auteur n’a pas procédé comme nous le faisons par agrégats successifs ; son plan est plutôt dialectique. Paul Sabourin pratique la même prudence que celle qu’il relève dans le texte des traités ; il connaît en effet l’aspect passionnel de termes « explosifs » comme supranationalité. Il s’engage toutefois : il démontre la compatibilité du fédéralisme et de l’authentique démocratie et va jusqu’à formuler des propositions précises pour un exécutif européen ; il regrette la multiplicité des organismes à vocation européenne, qui entraîne des « chevauchements de compétences » ; il entend laisser une place à l’islam : « La vision d’une Europe fermant sa frontière à des impétrants non chrétiens serait une injustice, une faute, un aveuglement »… Économisons les querelles sémantiques, approfondissons au lieu de vouloir élargir à tout prix. Il faut passer « de l’espace à la puissance ».
Cette Europe, ces Europes, quelle aubaine pour des juristes qui pouvaient craindre la fin du droit, comme d’autres la fin de l’histoire, quelle jouvence ! N’iraient-ils pas jusqu’à rêver d’un gouvernement des juges européen et d’une Cour de Justice jouant le rôle de la Cour suprême des États-Unis ? Austère et rigoureux, rédigé dans une langue élégante, ce livre paru avant les élections de juin 1994 et les consultations populaires chez les candidats à l’entrée dans l’Union européenne, remet pas mal d’idées en place. Il pose cependant plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Il ne pouvait en être autrement sans outrecuidance ni malhonnêteté. ♦