Lieutenant de Panzers
« Wer reitet so friih durch russische Steppen ? Das ist der Sohn mit seinem PzKpfw… » Arrêtons là le pastiche. Nous le reprendrons lorsque nous manierons la langue allemande aussi bien que l’auteur écrit la nôtre ; ce n’est pas pour demain. Pourtant un Français aurait dit : « Je suis de la classe 42 » (plutôt que : de la classe 22). Des classes à éviter : 17, 42… on est à peu près sûr d’avoir des ennuis ! C’est ce qui est arrivé à cet aristocrate de haute lignée. Le regrette-t-il au fond de lui-même ? La réponse est ambiguë : ce fut un « voyage à la fois fantastique, grotesque, enivrant, éprouvant ».
Alors qu’il n’est question, cinquantenaire oblige, que d’invasion et de libération, il est bon de se placer pour une fois de l’autre côté de la barrière. Dans cette Rhénanie qui connut plusieurs occupations françaises, dont un incendie mémorable, dans ce Wittlich familier à beaucoup de militaires de chez nous, une longue cohabitation a fait oublier l’époque où les civils allemands devaient se découvrir pour saluer le drapeau tricolore sur la Marktplatz et où les gamins frondeurs sifflaient le Deutschlandlied en passant devant la caserne. Dans ce milieu conservateur décrit ici, où défile tout un monde, du majestueux Hindenburg à Franz von Papen le gaffeur et à la grosse Bertha en chair (surtout) et en os, on considère Hitler et ses brutales chemises brunes avec des pincettes, mais on juge aux résultats : lavées les humiliations de 1918, victorieuse la lutte contre le bolchevisme haï, triomphant le retour du Feldgrau sur la rive gauche. Cet exemple local montre comment un peuple « gavé de patriotisme et de messianisme » apporte au nouveau régime une « adhésion spontanée et sincère », tandis que les jeunes reviennent de l’Arbeitsdienst « ravis, ragaillardis et bronzés ». Pour un adolescent « brûlant de se battre », mais réticent devant l’appareil et les méthodes du parti, le choix de la Wehrmacht procure un refuge, un compromis permettant de faire carrière et de satisfaire le besoin d’action dans une relative indépendance idéologique. Voici notre August soldat à dix-sept ans.
Il lui faut attendre un peu pour son baptême du feu. La rapidité de l’effondrement français est si décevante ! « N’existe-t-il donc pas un pays capable de nous résister ? » La découverte du métro parisien et quelques jours « d’une céleste douceur » dans la Brie le laissent sur sa faim. Le « temps de l’impatience » se termine au sein de la 9e Panzerdivision partie faire de la « projection de forces » en Russie, avec le premier engagement à Tarnopol, la croix de fer et aussi la vision peu appréciée du massacre de la population juive de la ville par les SS. Après la poussière « grasse, couvrant tout d’un drap épais et puant », puis la boue « tenace, collante, qui prend tout, qui tient tout et ne lâche plus rien », enfin le terrible hiver « dans un univers sans limites, froid, hostile, inhumain », voici qu’en juillet 1942 « un tankiste russe met un tonitruant point final aux randonnées guerrières » de notre héros. Après les mois d’hôpital, il participera encore à l’hallali… en tant que gibier.
Cet ouvrage est d’abord un reportage précis, écrit dans un style rigoureux et vivant, qu’il s’agisse de l’accueil des populations ukrainiennes, des horreurs hivernales sobrement relatées, de la supériorité du T-34 avant la sortie du Tigre, de la confusion consécutive à l’attentat du 20 juillet 1944, puis de l’atmosphère étouffante atteignant les unités militaires jusque-là à peu près préservées. Il montre une particulière puissance d’évocation lorsqu’il décrit les aspects tragicomiques de la débâcle finale, si complète, si radicale que ces jeunes hommes n’ont plus d’autre ressource que de s’en amuser à défaut de pleurer. Dans le Berlin de la fin 1944 « mutilé hideusement par l’horrible charrue des bombes » (bien loin de l’« orgueilleuse capitale d’une Europe sur laquelle flottait le drapeau à croix gammée » de quatre ans auparavant), on continue à marcher au caviar et au Champagne à l’Adlon et à danser sur des airs de jazz chez la fille Ribbentrop ; dans la Ruhr, les « servantes » des canons de la Flak offrent aux rescapés des « aventures de dernière minute » avant, à leur tour, de « tomber bravement comme des soldats ». Quand on se retrouve à trente avec quatre AM et qu’on réalise que c’est tout ce qui reste de la Panzer-Lehr, c’est alors carrément « le fou rire ».
Après s’être bien tenu les côtes, ces guerriers dessoûlés devenus des parias alors qu’ils étaient des enfants chéris cherchent à se justifier, propension sentimentale bien allemande (« das hab’ich nicht gewollt »). Qui pourrait vous reprocher, Herr Oberleutnant, d’avoir servi votre patrie ? Malgré la révélation de crimes que vous êtes le premier à dénoncer (« L’Allemagne est devenue, pendant douze ans, la honte du genre humain »), vous avez laissé deux frères sur les champs de bataille, vous avez été gravement blessé. Vous savez bien, ne fût-ce que par la crainte suscitée, que vous étiez de remarquables combattants. Vous avouerez cette « étrange fascination » : la jalousie des débutants devant le succès des anciens, « une croix de chevalier valait à coup sûr une nuit de délices » ; l’impression de puissance, « cent soixante chars, hauts et fiers comme des bateaux voguant sur une mer jaune de blé mûr » ; la solidarité et le respect pour la hiérarchie, vos commandants de bataillon, ce général de la 9e Panzer docteur en philosophie, le sentiment de révolte ressenti en voyant « traîner nos chefs militaires devant les tribunaux des vainqueurs », dont le « vieux » maréchal von Manstein.
Le poétique épisode final, la rencontre avec le père blanc alsacien en Côte d’Ivoire, résume tout. On comprend mieux à sa lecture ce que furent le sort et la mentalité de votre génération. ♦