Au sein de la Maison-Blanche
L’auteur de ce livre de plus de 500 pages est un jeune universitaire canadien, spécialiste d’études stratégiques, des questions de défense et de sécurité. Il a été professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean et professeur invité à l’université de Californie à Los Angeles de 1990 à 1992. Parfaitement francophone, il s’est fait connaître par la publication d’ouvrages spécialisés, notamment : La France face aux nouveaux enjeux stratégiques (Montréal, Éditions du Méridien, 1988), Les études stratégiques : approches et concepts (Montréal, Éditions du Méridien, Québec, CQRI, en collaboration avec la FEDN, Paris, 1989) et La guerre du Golfe : l’illusion de la victoire ? (Montréal, Éditions Art global, 1991). Le livre qu’il vient de consacrer à la « formulation de la politique étrangère des États-Unis » de Truman à Clinton, c’est-à-dire les décisions diplomatiques prises par les dix présidents américains depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est sans équivalent dans la littérature française. En effet, il centre l’analyse de ces décisions présidentielles en examinant à la loupe le rôle, l’influence et la structure d’un organe original que la France ne connaît pas, à savoir le Conseil national de sécurité (CNS).
Marie-Françoise Toinet, qui a préfacé le livre et dont les études sur les États-Unis font autorité, écrit fort justement : « Avec finesse et rigueur, notre Québécois démêle et évalue, de présidence en présidence, suivant les questions, le rôle du CNS dans les processus de décision : la politique étrangère est le champ clos de luttes de pouvoir autour du président, au sein même de la Maison-Blanche. On voit ainsi, sous le scalpel de Charles-Philippe David, le CNS, dans ce processus de croissance décisionnelle qui, de joueur encore effacé, se transforme en tyran du pouvoir, subordonnant les autres bureaucraties au nom de l’intérêt présidentiel ». Et l’auteur de croiser très subtilement le rôle des institutions et celui des hommes, soulignant tout particulièrement l’importance de la « confiance » présidentielle et de la « qualité » des hommes dont le président s’entoure. Nous partageons largement ce jugement qui reflète l’approche originale que présente cette étude qui touche à la fois au processus de décision sous l’angle de la science politique, à l’histoire contemporaine (celle de la guerre froide vue du côté de la superpuissance américaine qui ne refuse pas la transparence), à l’étude des relations internationales et à la diplomatie.
La richesse de l’ouvrage découle, d’une part du remarquable travail de recherche effectué par Charles-Philippe David – les sources et la bibliographie sont impressionnantes –, d’autre part du séjour qu’il a effectué à l’Université de Californie, ce qui lui a permis d’approfondir aux États-Unis mêmes, en langue anglaise, la politique extérieure américaine. Sa thèse de maîtrise portait en 1980 sur le rôle et l’influence du CNS dans la formulation de la politique étrangère du président Nixon (1969-1972). Dix ans plus tard, sur les conseils de ses maîtres, notre Canadien décida de faire une étude globale sur la gestion des processus décisionnels au sein de la Maison-Blanche et sur l’ensemble des présidences depuis 1945. Le projet était ambitieux pour deux raisons : d’abord il fallait maîtriser 50 ans d’histoire diplomatique récente, ensuite ce travail de bénédictin devait se transformer en « manuel de base pouvant servir aux étudiants qui doivent trop souvent lire en anglais les œuvres auxquelles on fait référence dans les cours sur la politique étrangère américaine ». Résultat de l’entreprise : le pari est largement gagné sur ces deux plans.
Nous n’avons pas la place ici pour analyser dans le détail les aspects institutionnels et politiques de l’évolution du CNS de Truman à Clinton. La structure de l’ouvrage comprend onze chapitres d’inégales valeur et longueur qui reflètent plus ou moins les préférences de ce spécialiste des questions stratégiques. Selon nous, la présidence Truman aurait mérité de plus longs développements ; inversement, la présidence Reagan (1980-1988) aurait pu être raccourcie. Le moment était-il déjà venu d’aborder la présidence Clinton (1993-1994), alors que le recul historique fait défaut ?
Les trois premiers chapitres forment un tout qui définit la problématique d’ensemble. Le premier, très théorique et conceptuel, vulgarise les théories d’analyse du processus décisionnel en politique étrangère. Le second chapitre expose les spécificités du système décisionnel américain et le rôle du Conseil national de sécurité créé un peu par hasard après 1945. Le troisième expose le « contexte décisionnel et les besoins présidentiels », c’est-à-dire les dynamiques politiques et les approches présidentielles. Voilà pour le cadre scientifique et théorique. Les huit chapitres suivants détaillent les présidences de Truman, Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon, Ford, Carter, Reagan, Bush et Clinton en utilisant la méthode exposée plus haut. Chaque présidence donne lieu à une étude de cas après l’analyse du rôle du CNS : Corée, Indochine, Cuba, Vietnam, Cambodge, l’affaire du Mayaguez (Ndlr : un porte-conteneurs américain capturé par les Khmers rouges et libérés par les Marines) la chute du Shah, l’affaire Iran-Contra (Ndlr : un trafic d’armes entre l’Iran et les Contras, des rebelles nicaraguayens, financés par l’administration Reagan), la guerre Irak-Koweït (ou guerre du Golfe). L’étude systématique de la gestion de ces crises internationales qui ont marqué la rivalité soviéto-américaine au temps de la guerre froide est des plus instructives.
Quelles conclusions l’auteur tire-t-il de cette somme sur la diplomatie des États-Unis ? Après avoir souligné que le CNS a été un « outil indispensable dans la formulation de la politique étrangère et de défense », il met en relief deux grandes constantes. La première est que les dix présidents ont recherché et obtenu, grâce au CNS, une plus « grande efficacité » dans la direction et la coordination de leur politique extérieure. Le bon fonctionnement du « système de plaidoirie multiple » est cependant très dépendant du rôle joué par le conseiller pour la Sécurité nationale, selon qu’il se comporte en « honnête courtier » (Cutler, Scowcroft) ou en véritable décideur (Kissinger, Brzezinski) ; le poids de la bureaucratie ou de la technostructure est très variable. Dans nombre de cas, note Charles-Philippe David, les décisions de politique étrangère ont exprimé les préférences présidentielles et du conseiller pour la sécurité nationale : elles ont rarement été la « résultante de négociations et de marchandages entre les bureaucraties ».
Souvent, les performances de la Maison-Blanche ont été liées aussi aux « personnalités et aux modes de gestion de chacun des présidents : présidents positifs (Truman, Eisenhower et Bush), négatifs (Johnson, Nixon et Carter), actifs (Kennedy et Nixon), passifs (Ford, Reagan) ». L’autre grande constatation est que – en 45 années d’existence du CNS – les conseillers présidentiels pour la Sécurité nationale ont acquis progressivement un « statut et une influence considérable », une évolution non prévisible par les créateurs du National Security Act de 1947. Il importe donc que le président des États-Unis choisisse avec le plus grand soin les membres de ce « conseiller privilégié » : il doit être à la fois influent mais pas trop puissant…
À la fin de la guerre froide, la question de l’avenir du CNS est posée. Produit du conflit Est-Ouest, son rôle est remis en cause par la nouvelle donne géopolitique et géostratégique résultant de la disparition du système communiste et de l’empire soviétique. La sécurité, en effet, est une affaire de moins en moins militaire et de plus en plus économique, écologique, politique. L’auteur estime néanmoins que le CNS, dans l’après guerre froide, peut rendre – par la pertinence de ses analyses – les plus grands services à la Maison-Blanche. Dernière question : la France aurait-elle intérêt à suivre l’exemple américain dans ce domaine ? Le débat n’est pas nouveau et reste ouvert. Certains estiment que notre processus de décision fonctionne bien tel qu’il est organisé à l’Élysée, au Quai d’Orsay et rue Saint-Dominique ; d’autres pensent au contraire qu’il faudrait introduire plus de rationalisation en créant un CNS à la française. Quoi qu’il en soit, nous recommandons à tous ceux qui s’intéressent aux problèmes internationaux et au rôle des États-Unis dans le monde la lecture de ce livre très stimulant. ♦