L’Europe et la crise de Cuba
Une littérature abondante a été publiée sur la crise de Cuba qui a failli provoquer en 1962 un affrontement entre les deux grandes puissances de l’époque. L’ouvrage de Maurice Vaïsse aborde toutefois l’événement sous un angle inédit qui montre le rôle méconnu de l’Europe. Ce livre est le fruit de recherches menées par la branche française du Nuclear History Program (NHP), le groupe français sur l’histoire de l’armement nucléaire (Grefhan), qui a fait appel non seulement à des experts de notre pays, mais aussi à de nombreux spécialistes étrangers (américains, allemands, britanniques et russes).
Ce vaste ensemble documentaire apporte un éclairage nouveau sur certains aspects politiques. En s’attaquant au monopole américain sur « l’hémisphère occidental », l’Union soviétique visait en fait Berlin. Depuis l’automne 1958, Khrouchtchev s’était fixé comme objectif de transformer Berlin-Ouest en ville libre, donc d’en chasser les Occidentaux. Or, on apprit plus tard que Washington avait cherché les voies et les moyens d’un blocus soviétique sur Berlin-Ouest. Le déploiement des missiles américains Jupiter en Europe, notamment en Turquie et en Italie, avait beaucoup inquiété Moscou. Pressés par les maréchaux qui exigeaient de trouver une réponse à l’installation de ces armements stratégiques, les dirigeants soviétiques imaginèrent en avril 1962 de riposter en déployant à Cuba, seulement située à 150 kilomètres des côtes de Floride, 48 missiles à moyenne portée SS-4, 32 missiles à portée intermédiaire SS-5 et 40 têtes nucléaires. Le Kremlin pensait alors pouvoir contraindre les États-Unis à une négociation globale qui entraînerait le retrait des missiles de Turquie (aux frontières de l’URSS) et une solution satisfaisante sur Berlin.
Les différentes études nous montrent également que les observateurs politiques de l’époque ont eu tendance à minorer les risques alors encourus et à souligner que les acteurs principaux n’avaient Finalement aucune intention d’en venir à la guerre nucléaire. Des textes récemment rendus publics font cependant apparaître des dangers réels. C’est le cas du télégramme de l’ambassade de France à Washington exprimant la très grande inquiétude d’être la seule représentation alliée à ne pas disposer, faute de crédits, d’un abri antinucléaire aux côtés du PC des responsables américains. C’est le projet d’évacuation d’Ankara et d’Istanbul, la panique de Kennedy lorsqu’il apprend que 24 des missiles SS-4 et SS-5 installés à Cuba sont déjà en position de tir. C’est aussi les messages du 19 novembre de Kennedy à de Gaulle, Adenauer et McMillan faisant état de l’éventualité d’une action des Iliouchine Il-28. Malgré les menaces réelles, on mesure toutefois le souci des dirigeants américains et soviétiques d’éviter ou de retarder tout engagement violent.
L’attitude des Européens face à la crise représente l’essentiel du livre. Les Britanniques se montrent très préoccupés par les développements possibles de l’affaire, alors même que leurs liens étroits avec les États-Unis les engagent plus encore qu’ils ne l’imaginent. Perturbés par un certain laxisme américain manifesté lors de la crise de Berlin, qui atteint son paroxysme au moment de la construction du mur, les Allemands se montrent satisfaits de la fermeté de la Maison-Blanche. L’appui spontané du général de Gaulle à la politique américaine est fondé sur la même analyse qui consiste à encourager Washington à se montrer enfin ferme face aux Soviétiques. La position française est cependant caractérisée davantage par la « compréhension » que par « l’approbation » de la démarche de l’Administration Kennedy. La détérioration des relations entre Paris et Washington, consécutive au refus des accords de Nassau et au rejet par la France de l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, a confirmé cette hypothèse. Dans le même temps, en pleine ouverture du concile Vatican II, le pape Jean XXIII se montre prêt à jouer les bons offices entre Kennedy et Khrouchtchev. C’était il y a trente ans. Depuis, le mur de Berlin est tombé : il avait été le symbole le plus fort et le plus cruel de la guerre froide, dont la crise de Cuba avait été l’apogée. ♦