10, Downing Street – Mémoires
La publication des mémoires de Margaret Thatcher constitue un événement politique en raison des nombreuses révélations intéressantes, voire percutantes, qui permettent au lecteur d’élargir son champ de réflexion sur les principaux problèmes internationaux de ces dernières années. Comme on pouvait s’y attendre, l’ancien Premier ministre britannique s’exprime avec une très grande franchise sur des sujets majeurs de politique et de société. Elle dresse des portraits sans concession des chefs d’État et des responsables étrangers qu’elle a côtoyés, ainsi que de ses anciens ministres. Toutefois, elle n’hésite pas à faire des descriptions élogieuses de certains hommes qu’elle a admirés. C’est notamment le cas de Ronald Reagan, dont l’élection fut « un tournant capital dans les affaires américaines ».
Partisane d’un libéralisme avancé et farouche opposante au communisme, la « dame de fer » défend avec vigueur ses convictions et dénonce les échecs économiques des utopistes : parmi ceux-ci, les anciens dirigeants soviétiques, prisonniers de rêves dogmatiques, et l’ex-président tanzanien Nyerere qui se montra « charmant dans son art de la persuasion mais fort peu judicieux et très irréaliste quant à ce qui n’allait pas dans son propre pays et, par définition, dans toute l’Afrique noire ». Pour l’ancien chef de gouvernement britannique, la réussite de toute politique économique dépend en effet « de façon cruciale de la justesse de la répartition des rôles entre l’État et la société ».
Jamais sans doute depuis Winston Churchill, un Premier ministre n’avait marqué à ce point la politique du Royaume-Uni. Les difficiles combats qu’elle a menés, d’une part contre les syndicats travaillistes, notamment à l’occasion de la longue grève des mineurs (printemps 1984 - hiver 1985), et d’autre part contre la lourdeur bureaucratique de l’administration, se sont traduits par d’importantes mutations dans la société d’outre-Manche. De tous les changements, le plus controversé fut certainement le remplacement de la taxe d’habitation proportionnelle par la charge communautaire (plus connue sous le nom de « poil tax ») qui modifiait profondément les finances publiques en redistribuant des taxes professionnelles suivant un calcul par tête d’habitant. L’opposition d’une majorité de contribuables à cette réforme a constitué le premier échec de Mme Thatcher en politique intérieure. Le drame irlandais représente l’autre question épineuse qui a perturbé la tâche de l’ancien chef de gouvernement (visée dans un attentat manqué à Brighton en 1984). Le douloureux sujet est traité d’une façon objective et se termine sur une note de déception mettant en lumière les trop nombreuses concessions de Londres.
En politique extérieure, le point fort reste évidemment la guerre des Malouines qui a révélé au monde entier, d’une part l’extraordinaire obstination de Mme Thatcher à sauvegarder un territoire britannique situé aux antipodes, d’autre part le professionnalisme et le courage des combattants des forces armées du Royaume-Uni. L’enjeu de ce conflit était clair : il s’agissait de défendre un principe de droit international et de protéger des ressortissants britanniques.
Dans le domaine de la diplomatie étrangère, le lecteur demeurera perplexe sur les conceptions particulières de la construction européenne. Cependant deux autres faits marquants méritent l’attention. La « dame de fer » avoue sa fascination pour l’expérience économique de la Hongrie qui a été le premier pays communiste à s’engager dans la voie d’un certain libéralisme. Toutefois, c’est l’attitude spécifique de la Grande-Bretagne envers l’Afrique du Sud qui a soulevé le plus de commentaires. La politique conciliante de Londres à l’égard du régime de Pretoria, notamment son opposition aux sanctions, s’explique par les nombreux intérêts financiers et économiques du Royaume-Uni dans cette partie du globe. Selon l’ancien Premier ministre britannique, « l’hostilité irréfléchie » de la communauté internationale envers l’Afrique du Sud ne pouvait qu’isoler dangereusement cette puissance régionale et donc entraîner une dégradation du niveau de vie des Noirs. En réponse aux critiques moralisatrices de certains pays (Canada et Australie, eux-mêmes gros producteurs de matières premières et donc concurrents de l’Afrique du Sud sur ce marché), Mme Thatcher communique le montant toujours croissant des importations de ces États en provenance de la république d’Afrique du Sud et souligne, à cet égard, leur comportement hypocrite. En résumé, seul un dialogue constructif avec cette « locomotive économique » du sous-continent austral était propice à une évolution favorable. La suite des événements a donné raison à l’ancien chef du gouvernement britannique. Après la disparition de l’apartheid et la mise en route d’un processus de partage du pouvoir entre les communautés noire et blanche, la Grande-Bretagne est aujourd’hui le pays le mieux placé sur le marché le plus prometteur du continent africain.
Les détracteurs reprocheront à cet ouvrage les nombreux témoignages d’autosatisfaction que Mme Thatcher s’accorde. Malgré cet aspect laudateur, le livre a cependant le mérite d’aborder nettement les principales questions de notre société et l’évolution de l’échiquier politique de notre planète pendant une période cruciale particulièrement riche en bouleversements. À ce titre, ce document captivant constitue une référence historique qui pourrait, à moyen terme, susciter des débats politiques intéressants. ♦