Pensée militaire - La stratégie du bluff (1re partie)
Dans une partie de poker, le bluff est omniprésent. Cette action insidieuse consiste à désinformer en permanence les autres participants pour les persuader que l’on dispose d’une meilleure donne qu’en réalité. Dans ce jeu subtil où l’imagination reste sans limites, il s’agit de faire croire à une situation qui n’existe pas. Cette méthode de mise en scène est employée depuis la nuit des temps dans les affrontements militaires. Par une série de montages de vrais faux événements, ce stratagème vise à déstabiliser un adversaire et donc à l’entraîner à prendre des mesures contraires à ses intérêts. C’est l’un des ingrédients essentiels de la surprise stratégique, ce paramètre fondamental qui permet de retourner des conjonctures délicates.
Durant la Seconde Guerre mondiale, Churchill, pour qui le bluff était une religion indispensable (sa religion), a été un véritable orfèvre dans cet art de la ruse. Avec l’aide des Américains, ses services ont orchestré des séquences audacieuses de désinformation qui ont berné Hitler sur les lieux exacts de débarquement des troupes alliées : la Normandie au lieu du Pas-de-Calais, la Sicile au lieu du Péloponnèse. Le mode opératoire de Churchill, basé sur « un rempart de mensonges » (bodyguard of lies, selon sa propre expression), s’inspirait largement des opérations de mystification imaginées par le général Dudley Clarke. Après avoir participé à la création des unités SAS (Special Air Service) et de commandos britanniques, ce juriste de formation est nommé en 1941 à la tête de la force A, responsable des actions de renseignement et de désinformation au Proche-Orient. C’est dans ce cadre que ce véritable seigneur du bluff met sur pied des formations fantômes (1re brigade SAS, 10e division blindée en Libye, 7e division à Chypre…) par le biais de messages truqués sur les réseaux radio, de fausses informations fournies par des agents doubles et le déploiement de leurres. C’est ainsi que Dudley Clarke, considéré à juste titre comme l’un des pionniers de la déception militaire, monte l’opération Cascade où, pour duper les forces de l’Axe en Libye, il fait disposer sur le terrain des unités représentées par des baudruches en caoutchouc gonflables imitant des chars, des camions et des pièces d’artillerie facilement transportables dans des caisses et des sacs de cricket. La mise en scène exceptionnelle de la tromperie est sublimée par la création de pistes fictives de blindés à l’aide de chevaux traînant des herses. Cette duperie inouïe bluffera effectivement le général italien Graziani qui, bien que disposant de moyens nettement plus importants que ceux des Britanniques, renoncera à lancer une offensive.
Pendant cette période, les Français ont aussi excellé dans cette pratique ingénieuse qui peut changer le cours des événements. Ainsi à Koufra en février 1941, le colonel Leclerc remporta sa première victoire dans cette oasis libyenne en faisant gober à l’ennemi italien que ses forces étaient supérieures en nombre, alors que sur le terrain elles se trouvaient en infériorité numérique, aussi bien en matériels qu’en combattants. Celui qui deviendra le prestigieux général commandant la 2e division blindée (2e DB) leurra ses adversaires en faisant déplacer sans cesse autour du fort qu’il occupait un camion avec son unique canon de 75 pour laisser penser qu’il disposait de plusieurs batteries. Le canon légendaire du lieutenant Ceccaldi, le commandant de batterie de la colonne Leclerc, a tiré de la sorte quelques dizaines d’obus par jour à des endroits différents. Bluffé, le capitaine Colonna, le chef de détachement italien, ne lancera pas l’assaut sur le site fortifié et présentera sa reddition au chef militaire français. Après cette victoire, le colonel Leclerc prêtera le fameux serment de Koufra en jurant de ne déposer les armes que « lorsque nos couleurs flotteront sur la cathédrale de Strasbourg ». La promesse hardie sera tenue le 23 novembre 1944, date de la libération de la capitale alsacienne par la 2e DB de Leclerc. Ainsi, l’épopée de l’illustre personnalité française qui a inscrit son nom dans le marbre de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale a commencé par un extraordinaire coup de bluff dans les sables lointains du désert libyen.
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