Atlas du nucléaire civil et militaire
Décidément, la navigation dans les eaux internationales se révèle difficile, puisque les atlas de géopolitique se multiplient actuellement. Celui dont nous rendons compte aujourd’hui se propose de nous situer dans un milieu particulièrement mystérieux : il s’agit du nucléaire, et, précise le sous-titre, « des origines à la prolifération ». Il est l’œuvre de deux auteurs, Gérard Chaliand, dont on a déjà apprécié l’Atlas politique du XXe siècle (Seuil, 1988) et l’Atlas stratégique (Complexe, 1993), et Michel Jan, colonel de l’Armée de l’air et spécialiste de l’Extrême-Orient, ce qui explique à la fois l’excellente présentation de l’ouvrage et la méticulosité dont il témoigne.
Comme tous les atlas de géopolitique, celui-ci comporte, outre des cartes bien sûr, des textes parsemés d’encarts, contenant données numériques et autres précisions. Il nous est présenté par thèmes, dont chacun fait l’objet d’un chapitre, à savoir : les origines de l’énergie atomique, les stratégies nucléaires, le cycle du combustible, le nucléaire civil, le nucléaire militaire et la prolifération.
Si nous nous plaçons d’abord du point de vue de l’historien, celui-ci y retrouvera beaucoup de noms, événements et dates qui l’aideront dans ses recherches. C’est ainsi que l’ouvrage lui fournira la composition détaillée des équipes des pionniers de l’énergie atomique, mais on peut regretter que l’équipe française n’ait pas été mise davantage en valeur, non plus que ses aventures, c’est-à-dire, à l’orée de la guerre, la découverte du phénomène de la réaction en chaîne, le dépôt des brevets secrets correspondants, la récupération rocambolesque du stock d’eau lourde norvégienne et le transport clandestin de ce dernier en Grande-Bretagne ; et encore la participation active, bien qu’indirecte, de la plupart de ses membres au projet Manhattan, que l’ouvrage décrit en détail, avant de rappeler les effets du bombardement de Hiroshima. Plus loin, il aurait été juste aussi de rappeler le rôle déterminant qu’ont joué, après la guerre, Félix Gaillard et Pierre Guillaumat pour doter notre pays de l’énergie atomique, puis de l’arme nucléaire.
Par contre, l’histoire des stratégies nucléaires américaines est racontée de façon détaillée, avec un développement particulier consacré au Traité antimissile balistique (ABM) de 1972 et aux systèmes antimissiles balistiques de l’époque, toutes références qui peuvent redevenir d’actualité puisqu’il est question de remettre en cause les limitations imposées par ce traité. Sont aussi rappelées les principales clauses du Traité FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire) qui a convenu du démantèlement des missiles à portée intermédiaire des deux Grands, et du traité START I qui a prévu la première réduction significative de leurs arsenaux stratégiques. La partie historique de l’Atlas se termine alors sur la description de « l’éclatement des moyens nucléaires de l’ex-URSS », c’est-à-dire l’entrée en déshérence d’une bonne partie de son arsenal nucléaire et de ses capacités de toute nature en la matière. Il comporte alors un nota de dernière heure trop optimiste, car au moment où nous écrivons ces lignes (décembre 1993), l’Ukraine n’a toujours pas ratifié le traité START I, non plus qu’adhéré comme État non nucléaire au Traité de non-prolifération (TNP), ainsi qu’elle s’était engagée à le faire en mai 1992.
Ainsi, ce sont probablement les références que contient l’Atlas au sujet des technologies du nucléaire civil et militaire qui seront les plus utiles aux chercheurs tournés vers l’avenir, surtout s’ils s’intéressent aux perspectives de la prolifération, comme les y invite la conjoncture. Ils y trouveront en effet, entre autres, une description détaillée du « cycle du combustible », depuis la situation des ressources en uranium dans le monde, en passant par les différentes étapes de la production de matières fissiles à usages civil et militaire, ainsi que l’implantation des usines correspondantes. Ils découvriront également l’énumération des différentes filières de réacteurs civils, parmi lesquelles on aurait pu leur signaler les plus « plutonigènes » ; de même qu’on aurait pu leur rappeler le principe d’une bombe à fission, puisque le fameux rapport Smith l’a décrit dès 1945, et aussi la quantité de matières fissiles nécessaire pour une bombe, ce qui est maintenant dans le domaine public. Bien entendu, sont décrites les conséquences d’une catastrophe genre Tchernobyl, ainsi que celles des « accidents nucléaires opérationnels » du passé, sans oublier les problèmes futurs posés par le stockage des déchets.
Les données de la lutte contre la prolifération font l’objet d’un chapitre de l’Atlas, où est dressé très complètement l’état des lieux en la matière, y compris en ce qui concerne les vecteurs. Cependant il décrit un peu trop succinctement le fonctionnement du TNP et de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) chargée de contrôler son exécution, alors que l’échéance de 1995 à laquelle ce traité prendra fin, va le placer au premier plan de l’actualité. On y trouvera par contre des données précieuses et jusqu’à présent mal connues concernant la Chine, actuellement le pays le plus « proliférateur » par ses exportations, et dont le comportement futur va être déterminant pour l’avenir de la prolifération, puisqu’il dispose d’un droit de veto au Conseil de sécurité.
Dans sa très belle préface, le général Pierre Gallois expose les conclusions qu’il tire personnellement de la vaste rétrospective brossée dans l’Atlas. Pour lui, « la prolifération des armements nucléaires est inéluctable » ; mais elle ne l’épouvante pas, car « en somme, on s’entre-tue là où l’atome n’est pas et on se tient sur ses gardes là où il est ». Si le risque existe effectivement que la bombe vienne à dépendre d’un dirigeant qualifié d’irresponsable, « il est mineur », car la perspective de son emploi « transformerait tout irresponsable en responsable ». Toutefois, Pierre Gallois redevient pessimiste, lorsqu’il constate les conséquences pour nos démocraties du phénomène qu’il a appelé « l’inversion des vulnérabilités », lequel survient quand les populations se trouvent plus exposées que les combattants, et aussi quand il observe « qu’elles ne peuvent envisager de s’engager dans une aventure guerrière que si elles sont assurées que seul l’adversaire subira des pertes ». C’est cependant sur une note d’optimisme que terminera notre ami, puisqu’il espère que « demain, grâce au surgénérateur et, un jour, à la fusion contrôlée, on satisfera sans limites les besoins d’une humanité avide d’énergie ». ♦