Le nouveau Moyen-Âge
Alain Mine définit le Moyen-Âge comme une époque où disparaît l’autorité légitime au profit de structures spontanées, floues et aléatoires. Or « notre génération ne connaîtra d’autre horizon que celui-là ». Comment donc le brillant essayiste voit-il cet horizon ?
À l’euphorie trompeuse qui a suivi la chute du mur de Berlin succédera l’ère du flou. L’Europe menace de devenir un continent de chaos, cumulant désordre économique, tribalisme et risque d’immigrations massives venues de l’Est. Le pays militairement le plus fort, la Russie, devient paradoxalement synonyme de désordre. L’Italie vit une révolution. L’Allemagne, tout absorbée qu’elle soit à assimiler les dix-huit millions de « pieds-noirs » recueillis de l’Est, rêve à un nouveau Saint Empire. En définitive, la paix n’est plus une évidence en Europe, d’autant que disparaît le tabou de l’inviolabilité des frontières, que divergent souveraineté économique et souveraineté politique, que s’enchevêtrent des féodalités de plus en plus complexes.
Quant à l’impérialisme américain, il se dissout de lui-même. Son ascendant ne se manifeste plus guère que par la rente procurée par une égoïste gestion du dollar. Les lobbies y font la loi, et les rapports de force internationaux finissent par s’y inscrire dans le cadre des minorités ethniques. Sans leaders énergiques et sans mécanismes de régulation, les rapports de force à l’intérieur des trois grandes régions du monde – Europe, Amérique, Asie –reprennent leurs droits. La région d’Asie sera autant dominée par la concurrence entre le Japon et la Chine que l’a été le monde entier par la rivalité entre les États-Unis et l’URSS, et l’océan Pacifique verra s’affronter ces quatre grandes puissances. Éloignée de tout, l’Afrique deviendra un « continent englouti » ; et ne comptons pas sur les institutions internationales affaiblies et velléitaires pour mettre un peu d’ordre dans le chaos.
À côté de ces déséquilibres, s’imposeront des « sociétés grises », sous forme de mafias, de retour à l’état de nature et donc d’anarchie, d’exclusions, de bandes illégales, de trafics petits ou grands. Ainsi la question urbaine devient l’équivalent de la question ouvrière au siècle dernier. C’est ainsi qu’une problématique nouvelle est en train de surgir, mettant en cause l’unité nationale, l’ordre public, la loi internationale, dans un monde où les déviances prennent l’allure de véritables systèmes sociaux
Ce Moyen-Âge dans lequel nous nous enfonçons traduit aussi le recul de la raison. Peurs et comportements irrationnels se multiplient. L’extrémisme religieux refait surface, au point que les rivalités territoriales cachent souvent des conflits religieux. On commence à parler de peuples et d’ethnies, notions plus chargées d’affectivité que celle de nation et donc plus dangereuses. Autre concept dans l’air du temps : celui d’écologie. Alors que la protection simple de l’environnement est une idée moderne et positive, celle d’écologie, dans ses versions extrêmes, apparaît comme une réaction, une sorte de contre-pouvoir passéiste. La poussée régionaliste, de son côté, fait une trop large part à des conceptions sociales archaïques. Au total, la régression intellectuelle est manifeste, et l’idéologie en vogue des droits de l’homme se révèle « incapable de fournir une boîte à outils conceptuels par temps de crise ».
Notre auteur de se lancer ensuite dans la bible des risques. En Europe, des conflits sont possibles aux fractures du monde slave, aux marges du monde hongrois, dans les Balkans, et ailleurs dans le Caucase. Sur l’échelle de Richter des risques, l’affrontement russo-ukrainien lui semble le plus dangereux. S’ajoute évidemment à ces dangers la prolifération nucléaire, avec le risque supplémentaire que fait naître l’éventualité de chantage au non-désarmement pouvant émaner des petits et moyens héritiers de l’URSS, sans parler du risque civil né de centrales atomiques à bout de souffle. La litanie n’est pas terminée, puisqu’Alain Minc y joint les risques monétaires, avec la fragilité réelle du dollar, commerciaux avec les délocalisations sauvages dans l’est de l’Europe, démographiques avec les migrations venant du même horizon, sociaux avec les stratifications multiples de nos sociétés, porteuses d’insécurité.
Voici d’ailleurs les révolutions de retour. En Italie d’abord, qui en est aujourd’hui à 1792. Ce retour est fertile en alarmes inédites : plus aucun État, fût-il à l’ouest de l’Europe, n’est assuré de ses frontières, plus aucune structure sociale n’est intangible, plus aucun pays n’est à l’abri de la décomposition, plus rien n’échappe au pouvoir décapant de l’opinion publique. L’inattendu refaisant surface, il nous faut plus que jamais pratiquer l’art des crises.
Là, plus encore qu’ailleurs, s’impose la réflexion. Encore faut-il qu’elle s’appuie sur l’existence d’un instrument militaire à la hauteur. Or celui-ci, qui doit se réformer après la fin de la guerre froide, n’est pas en mesure, dans les pays européens, de répondre aux défis qui s’annoncent. Par surcroît, « cet art-là suppose une vraie culture historique » qui permet, par exemple, de retrouver des réflexes qui sauvent ou de veiller aux risques réels. La crise se substitue au conflit, plus délétère, imprévue, émiettée, diffuse.
Au bout du compte, nous nous trouvons en quête d’un ordre nouveau. En Europe, l’espace allemand, ou plutôt germanique, sera un élément structurant, non sans discrétion et naturel, dans un ensemble qui, cependant, prendra des allures floues. Autre empire flou, celui de la Chine s’annonce en Asie continentale. À l’autre extrémité de la chaîne féodale, se trouvent des villes-États et des régions-États ; entre eux, des réseaux de solidarité et des minorités autonomes.
Gouverner, dès lors, sera pratiquer l’art du gouvernail, c’est-à-dire moins diriger qu’éviter les écueils. Surtout, en réalité, faudra-t-il se garder des effets pervers de toute action. Par chance, la France n’est pas trop mal pourvue pour aborder le nouveau Moyen-Âge. Sa taille est convenable, ses structures éprouvées, elle n’est pas la proie de séparatismes, elle possède une tradition d’assimilation, ses institutions ont fait leurs preuves, ses habitants se sentent protégés par « leur grigri nucléaire », son système social renforce la cohésion nationale. Le livre refermé, nous voici donc rassurés : vers l’âge compliqué nous voguons avec des idées simples. ♦