Géostratégie de l’océan Indien
À considérer la carte qui orne la couverture, on peut s’étonner de constater que deux pédoncules situés à l’extrême nord-ouest occupent plus des deux tiers du livre, alors que la Malaysia n’a droit qu’à 13 lignes. Il s’agit d’un choix délibéré sur lequel l’auteur s’explique en introduction. Or sa compétence océanique est incontestée, puisque, parmi les publications de la défunte Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), il n’a abandonné que les blizzards de l’Arctique à l’amiral Besnault.
L’étude de la mer Rouge et du golfe Persique est donc très détaillée, au point parfois de noyer le lecteur dans le puits de l’érudition, comme dans l’énumération des expéditions portugaises au XVIe siècle ou dans le tourbillon des oléoducs contournant le Golfe. Oh ! combien d’Exocet, combien de Tomahawk Qui sont partis joyeux… On apprend même comment 281 personnes embarquées en Somalie en janvier 1991 sont arrivées 282 à Mascate. À part le fait qu’on ne voit pas pourquoi les Britanniques auraient installé une base italienne dans les îles Farasan (p. 39), ne nous plaignons pas que la mariée soit trop belle. C’est une remarquable somme de connaissances précises, non dénuée d’une certaine puissance d’évocation (ce « traîne-savates » de Rimbaud, ce trafiquant « agent double, sinon triple » de Monfreid) que nous livre Hervé Coutau-Bégarie.
Quelques notes ainsi glanées ne sauraient rendre compte de la richesse et de la diversité des informations contenues dans l’ouvrage. La longue mer Rouge d’abord, inhospitalière, repaire traditionnel de brigands, longtemps cul-de-sac, est devenue une « artère vitale », notamment par la possibilité qu’elle offre au trafic pétrolier de « s’affranchir de la dépendance à l’égard du détroit d’Ormuz ». Qu’il soit permis de recommander la lecture de la courte, mais dense conclusion de la page 129. Il y a tout autant à retenir sur le golfe Persique, que chacun d’ailleurs baptise à sa façon. En face de la rive iranienne d’où se manifestèrent successivement la mégalomanie du Shah et le prosélytisme des ayatollahs, la rive Ouest présente une histoire épouvantablement compliquée, des problèmes frontaliers inextricables et autant de contentieux que d’îles, ce qui n’est pas peu dire. Le bouclier forgé par le « Conseil de coopération du Golfe » (alias : société protectrice des émirs) n’est pas très fiable. Grâce à la Royal Navy, la côte des Pirates était devenue celle de la Trêve ; beau programme pour l’extrémité méridionale, au moins jusqu’au retrait à l’ouest de Suez, tandis qu’au fond du Golfe, dix ans de guerre viennent d’endommager en millions de tonneaux le double du tableau de chasse des sous-marins allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec Tempête du désert, les États-Unis ont réalisé sur la terre ferme le rêve de Douhet, mais ont aussi révélé leur « carence grotesque en matière de guerre des mines ».
Le chapitre sur l’Inde est traité de façon plus synthétique. Il fait bien apparaître comment un grand pays, caractérisé par une « thalassophobie » chronique, mais poussé aussi par son importance même à une politique de puissance, voire à un impérialisme longtemps masqué par le souvenir du mahatma, ne peut se dispenser d’une présence maritime active. Après un immense effort au cours des années 1980 qui ont vu le triplement du tonnage et le passage au 7e rang mondial des marines de guerre, les ambitions de Rajiv Gandhi (qui fit son petit Guillaume II) se trouvent sérieusement réduites ; les résultats restent modestes, les lacunes nombreuses, mais l’Inde compte désormais sur mer.
Voici donc une excellente documentation sur cette immensité salée aux accès étroits, mal pourvue en bons ports naturels, dont les rivages manquent d’unité et autour de laquelle les rapports sont éminemment complexes (voir le tableau – « très simplifié » selon l’auteur – des relations internes du « système moyen-oriental », p. 304). Tous les marins du monde y ont bourlingué, sans s’y livrer les gigantesques batailles navales qui font la joie et la fortune des peintres. La pénétration soviétique y fit sans doute un bruit sans rapport avec son impact réel. Le propos est illustré par des cartes nombreuses et lisibles, malheureusement dénuées d’échelle, et complété par une bibliographie commentée particulièrement fouillée. ♦