Les barbares, essai sur la mutation
Les barbares, essai sur la mutation
Lâchez le livre que vous lisez et saisissez celui-ci, toutes affaires cessantes. C’est qu’il y a urgence : les barbares sont dans les murs et nous sommes tous en danger de barbarisation. Alessandro Baricco, Italien célébré dans le monde entier, dit dans les mots de tous les jours des choses fort subtiles, et certaines terribles. Qu’est-ce donc que ces barbares dont il nous parle ? Une espèce nouvelle et envahissante que l’auteur s’est donné pour tâche d’observer, comme le colonial du siècle passé étudiait ses Bantous.
Le nouveau barbare se méfie de la profondeur, dont la connaissance exige effort, durée, souffrance. Sait-il même qu’elle existe ? Il reste en surface, il surfe (« le mot, nous rappelle Baricco, vient des types qui chevauchent les vagues sur une planche et, en général, s’envoient toutes les filles du coin »). Cette facilité (de la surface, pas des filles) satisfait le plus grand nombre. La foule accède au « geste » précédemment confisqué par une élite. Le geste en perd son sens, lequel ne se révèle que dans la discrétion.
Des « saccages » qui en résultent, l’auteur nous donne des exemples concrets. Le vin est son premier sujet. Le vin devenu commun (hollywoodien, dit-il) peut n’être pas mauvais. Son abondance n’en ruine pas moins et le savoir-faire ancien et le savoir-goûter. Le football (voyez comme ce Baricco est plaisant) est son second exemple. À l’époque, la sienne, « nous grandissions lentement » et le match du dimanche rythmait le calendrier. Aujourd’hui, avec la diffusion télévisuelle, c’est tous les jours dimanche. La lecture vient ensuite : les barbares lisent, mais que lisent-ils ? De l’utile ! L’expression ne les intéresse pas, seulement la communication. TV et cinéma, voilà désormais la langue du monde. La civilisation écrite est morte. L’acte de décès, en Italie, a été signé en 1980 par Umberto Eco avec Le nom de la rose.
Google est notre nouveau Gutenberg. Tout le savoir est à notre disposition : un milliard de « recherches » par jour ! Mais que cherchent les barbares en recherche ? Vaine question : « ils ne se déplacent pas en direction d’un but, car le but est le mouvement ». Sans conséquence, tout cela ? Tu parles ! Il en va de rien moins que la perte de l’âme. Mais le barbare sait-il que l’âme existe ? S’il le sait, « il essaie de s’en passer ». Pour Monsieur Bertin (portrait d’Ingres, 1832), l’effort était un plaisir ; pour le barbare, du temps perdu.
L’épilogue est un tableau de barbarie. L’auteur est au pied de la Muraille de Chine, dans une petite gargote pourvue de la télévision. Sur l’écran, un match du Milan AC : Fin. ♦