Des Allemagnes et de l’Allemagne
Est-ce donc une manie chez les Allemands de publier en France les résultats de leurs introspections ? On souhaite en tout cas à Herr Lindemann d’obtenir, à 160 ans d’intervalle, autant de succès et de gloire que son illustre prédécesseur dans le choix des titres, le chantre de Fräulein Lorelei.
Tout Allemand a un fond mélancolique et est soucieux de son image ; cela est plus vrai que jamais à l’heure de la réunification. L’auteur insiste à juste titre sur la façon dont le régionalisme absorbe et atténue une bonne partie du sentiment national allemand. Nos esprits français conçoivent en effet la nation comme la substance d’un État sacralisé et centralisé autour d’une capitale incontestée et à l’intérieur de frontières si possible naturelles, reconnues ou au moins proclamées. Les Allemands au contraire ont connu longtemps des « loyautés régionales et monarchiques » dans une nébuleuse aux limites floues qui ne prenait quelque consistance que lorsqu’un Napoléon venait servir à la fois de modèle et de repoussoir. On sait tout cela, mais il est bon de nous le remettre en mémoire, en précisant par exemple que l’État de Bismarck fut plus prussien et celui d’Adenauer plus rhénan que véritablement allemand. Peut-être est-ce pour cette raison qu’on s’était habitué à l’Ouest à une séparation (qui – soit dit en passant – reprenait grosso modo un tracé historique) compensée par l’idée européenne. L’évolution des résultats de sondages cités page 24 est à cet égard extrêmement frappante.
Ce rappel insistant, voire répétitif, est également utile pour mieux appréhender les problèmes consécutifs à la réunification. S’il peut y avoir un sujet d’étonnement dans cette affaire, c’est bien que quelqu’un s’étonne des difficultés rencontrées, tellement il semblait évident dès le départ, même à des observateurs ignorant tout des secrets de l’âme allemande, que l’opération menée tambour battant par le massif chancelier Kohl recelait mille chausse-trapes. Il était humain et bien compréhensible que les Ossis, dont il n’existe pas de motif valable pour considérer qu’ils étaient composés à 100 % de héros, aient voté plus pour « le deutsche Mark et les bananes » que pour la démocratie ; puis que l’absence de résultats concrets rapides, non compensée par un « grand dessein national », ait provoqué une profonde déception, accentuée par le sentiment d’humiliation ressenti à force de s’entendre dire que, individuellement ou collectivement, on était des « zéros ». Il était tout aussi fatal qu’après l’aspect de « nuit du 4 août » d’un certain jour d’octobre, les Besserwessis [NDLR 2020 : citoyens ouest-allemands méprisants envers les Est-Allemands] fassent preuve de l’arrogance propre aux gens qui payent cher pour un résultat incertain, surtout quand ils ont pris peu à peu une mentalité d’épiciers. Effets pervers de la liberté retrouvée chez les uns, sacrifices consentis avec un enthousiasme mitigé pour les autres, que reste-t-il ? Une Kulturnation (le toit commun de Günther Grass), une conception « naturaliste » fondée sur la race et la langue (ein Volk, à défaut de Reich et de Führer), une « modestie diplomatique » persistante malgré les encouragements des voisins occidentaux et les espoirs de ceux de l’Est, un certain malaise qui se traduit chez les jeunes par les désordres xénophobes si souvent dénoncés. L’interrogation finale est toute d’inquiétude : réunis, allons-nous être, comme d’habitude, insupportables ?
À la lecture de ces Leiden des jungen Lindemanns, on a l’impression d’avoir regardé par le trou de la serrure et on a envie, après avoir félicité l’auteur pour ce petit livre solide et argumenté qui permettra certainement au public des lecteurs d’éviter pas mal de contresens, de le consoler en lui disant comme Chimène : « Va, je ne te hais point ! ». ♦