La grande parenthèse (1914-1991)
Jean Baechler est un maître en sociologie historique, qu’il enseigne à la Sorbonne et à laquelle il a consacré une dizaine d’ouvrages. Sa grande parenthèse se situe exactement dans le courant de pensée qui, renouant avec les grands classiques des XVIIIe et XIXe siècles, voit dans le libéralisme et la démocratie l’aboutissement inéluctable de l’histoire. À cette théorie aujourd’hui revigorée on connaît l’objection : les deux guerres mondiales et les horreurs, fascistes ou communistes, du XXe siècle ridiculisent les optimistes anciens comme leurs actuels successeurs. C’est à cette objection que répond le livre de Jean Baechler, c’est cette affreuse période (1914-1991) qu’il regarde en face et qu’il définit comme une parenthèse, maintenant refermée, dans la marche du monde.
Nazisme et communisme issus de la Première Guerre mondiale, « flatulences cognitives des imbéciles et des criminels », ont interrompu tragiquement le cours normal de la modernisation. Ces deux accidents de l’histoire ne sont pas de même nature : le nazisme est idéologie « contre-moderne », le communisme idéologie « ultramoderne ». La première a peu duré, tuée par la défaite en 1945. L’échec de la seconde n’a été constaté qu’en 1991, encore qu’on n’en ait pas fini avec ses nuisances résiduelles, dont on aurait tort de s’étonner : « Quand une fosse septique éclate, il est déraisonnable d’espérer des senteurs d’Orient ».
La parenthèse ouverte à Petrograd le 7 novembre 1917 s’est refermée à Moscou le 20 août 1991. L’avenir est-il désormais assuré ? L’auteur, en une conclusion prudente qui n’est pas trop cohérente avec le corps du livre, souligne les fragilités de la démocratie, dont celle-ci : « Il est impossible de ne croire à rien ». Il se peut que l’auteur, ici, se trompe. Ne croire à rien est possible, c’est ce que nous voyons bien établi chez nous et qui fait la solidité de notre démocratie. Triste perspective, sans doute, mais la paix – sinon la dignité – est à ce prix. ♦