Renaissance d’une puissance ? Politique de défense et réforme militaire dans l’Espagne démocratique
Pendant longtemps l’image de l’Espagne est restée liée à un régime politique autoritaire incarné par le général Franco. Après la mort du « Caudillo » en 1975, la nation ibérique a réussi à gommer les aspects archaïques qui la caractérisaient en trouvant une voie originale de transition vers la démocratie. Au cours de ces quinze dernières années, l’ampleur des mutations s’est notamment traduite par l’instauration du parlementarisme et une remarquable action de la monarchie symbolisée par le roi Juan Carlos, dont l’habileté, la compétence et surtout l’incontestable charisme ont contribué à asseoir des institutions solides dans le pays et à accroître d’une façon significative son rayonnement international.
À l’intérieur, le pragmatisme du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) de Felipe Gonzalès a assuré la stabilité politique et donc permis à cet État en pleine croissance de bénéficier d’un important capital de sympathie et de crédibilité sur la scène internationale. L’extraordinaire regain d’intérêt pour l’Espagne a atteint son point culminant en 1992 avec l’Exposition universelle de Séville, les Jeux olympiques (JO) de Barcelone et la désignation de Madrid comme capitale culturelle de l’Europe. Tous ces succès ne doivent pas cependant masquer la crise économique que traverse le pays depuis plusieurs années et qui a contraint les autorités gouvernementales à lancer en février 1993 un plan de soutien de 32 milliards de francs destiné à financer une politique de grands travaux et à lutter contre le chômage (20 % de la population active).
Le nouveau statut que les dirigeants revendiquent sur l’échiquier géopolitique mondial a été clairement exprimé dès les années 1980 par l’entrée de l’Espagne dans l’Otan et dans la Communauté économique européenne (CEE). C’est à partir de ces deux axes essentiels, l’Otan et l’Europe, que Madrid a bâti un outil de défense adapté aux nouvelles réalités internationales qui sont apparues après la fin de la rivalité Est-Ouest. D’un côté, l’intégration à l’Europe, qui sert aujourd’hui de référence majeure à sa politique étrangère, a impliqué une totale adhésion de l’Espagne aux valeurs occidentales. D’un autre côté, l’accession à l’Alliance atlantique, dont le débat a fortement secoué la société espagnole, s’est effectuée avec certaines réserves en raison de la volonté des responsables politiques et militaires de rechercher une marge d’autonomie suffisante et d’afficher la spécificité des problèmes posés par un État qui avait eu à subir les redéploiements stratégiques de l’après-Seconde Guerre mondiale sans pouvoir exprimer ses propres revendications. C’est ainsi que l’attribution des commandements géographiques du flanc Sud de l’Otan à la Grande-Bretagne et au Portugal a toujours été perçue par Madrid comme une atteinte aux intérêts nationaux et au rôle international revendiqué dans cette partie du monde. L’attitude actuelle de l’Espagne traduit une préoccupation constante pour un rééquilibrage des relations en sa faveur de manière à lui restituer son rang sur la scène mondiale. Toute la problématique en matière d’alliances paraît dominée par ce principe.
Le souci de l’État ibérique de prendre une part active à la défense occidentale et surtout à la sécurité européenne s’est concrétisé par son entrée dans l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Toutefois, les difficultés rencontrées par cette entité pour asseoir son autorité laissent planer des incertitudes sur la constitution d’une politique de défense pour le Vieux Continent. Cependant, le désir de l’Espagne de rejoindre à moyen terme le corps d’armée franco-allemand nouvellement créé constitue une note d’espoir qui pourrait relancer le processus de construction d’un système crédible de sécurité européenne.
L’auteur de cette étude très documentée, Bernard Labatut, est maître de conférences de sciences politiques à l’Université des sciences sociales de Toulouse. Il est aussi responsable du programme de réflexion sur l’Espagne au Centre d’études et de recherches sur l’armée (Cersa) de cette faculté renommée de la Haute-Garonne. Ce spécialiste reconnu des questions espagnoles a auparavant publié de nombreux articles consacrés à la politique extérieure et aux problèmes de sécurité de la péninsule ibérique et de la Méditerranée occidentale. Dans son analyse, le professeur Labatut décrit tout d’abord l’environnement de la politique de défense de l’Espagne en se basant sur des considérations d’ordre historique, géopolitique, social et stratégique. Il consacre notamment un chapitre intéressant au contentieux sur Ceuta et Mellila qui représente toujours une source de conflit potentiel avec le Maroc.
L’universitaire étudie ensuite les bouleversements récents dans l’organisation militaire et le processus de décision. Il met notamment en exergue les conséquences de la réforme de 1984 qui affirme la prééminence du politique dans les questions relatives aux armées et en particulier la fonction majeure du ministre de la Défense qui fait perdre à la junte des chefs d’état-major (Jujem) son statut d’organe supérieur collégial du commandement militaire en lui accordant plus modestement un rôle consultatif du gouvernement.
Après avoir traité de la place de l’Espagne dans le nouveau système d’alliances, Bernard Labatut nous livre une réflexion poussée sur la réforme militaire de ce pays en abordant les différents domaines relatifs à l’armée de terre, à la marine, aux forces aériennes, à la garde civile et au budget. Sur cette dernière question, il souligne la constance dans la diminution des dépenses militaires (6,38 % du budget de l’État en 1991, contre 11,58 % en 1982). Celles-ci ne représentent plus aujourd’hui que 1,57 % du PIB (contre 2 % il y a dix ans). Cet aspect financier doit cependant être plus nuancé par les implications du traité de Paris (19 novembre 1990) sur le désarmement conventionnel en Europe. En vertu de la possibilité reconnue de transférer les équipements en excédent dans des zones où les plafonds de matériels ne sont pas atteints, cet accord a permis à l’armée espagnole de moderniser à moindre coût et dans des proportions inespérées son parc de véhicules blindés et de pièces d’artillerie de campagne en recevant des armements américains. Dans ce domaine, un passage intéressant est consacré à la façon dont la France a réussi à imposer le système Roland à l’artillerie sol-air espagnole, malgré la dure concurrence du marché américain. Dans ce même chapitre, l’auteur n’hésite pas à mentionner les défauts des forces armées qui souffrent notamment d’une hypertrophie des échelons supérieurs de la hiérarchie militaire. L’inévitable débat sur la réforme du service militaire et l’armée de métier est également abordé. En évitant de prendre des positions trop marquées sur ce sujet sensible, le professeur Labatut fait toutefois ressortir les tendances d’une société qui a beaucoup de mal à accepter l’obligation militaire.
Cet ouvrage revêt un intérêt particulier en raison du rôle croissant que pourrait jouer l’Espagne au sein de la Communauté européenne, si toutefois la nation ibérique réussit à faire valoir ses atouts dans l’ensemble occidental. Comme l’indique dans la préface M. Pierre Dabezies, ancien président de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), le livre de Bernard Labatut « devrait contribuer à une meilleure connaissance d’une expérience si proche de nous et pourtant si méconnue, et en même temps ouvrir de nouvelles pistes à notre stratégie et à notre diplomatie ». Ce document bien structuré, donc pédagogique, est vivement recommandé, non seulement à tous ceux qui préparent un diplôme universitaire de 2e et 3e cycle en langue ou civilisation espagnole, mais aussi aux étudiants qui sont impliqués dans un cursus de sciences politiques ou de DEA (diplôme d’études approfondies) de défense. ♦