Ramses 93 : synthèse annuelle de l’activité mondiale
Comme chaque année depuis sa publication, nous avons le privilège de présenter aux lecteurs de Défense Nationale le Ramses, c’est-à-dire le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Préparé sous la direction de Thierry de Montbrial, cet ouvrage collectif se propose, à la fois, d’être un document de référence en ce qui concerne les événements de l’année écoulée et de réunir les éléments d’une réflexion concernant l’avenir. Il s’articule traditionnellement en trois parties, dont deux traitent, respectivement, des évolutions politico-stratégiques et économiques au cours de l’année, alors que la troisième est consacrée à un thème d’une particulière actualité.
C’est le droit dans les relations internationales qui a été le thème choisi cette année. Il répond effectivement à un besoin de réflexion en profondeur pour tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique, puisqu’on a pu constater depuis deux ans l’importance qu’y ont prise les considérations juridiques. Le dossier ainsi constitué sous la direction de Philippe Moreau Defarges, a fait appel aux meilleurs experts pour analyser successivement : les évolutions de la problématique du droit dans les relations internationales ; son rôle dans les rapports conflictuels entre États, y compris en matière de désarmement car ce sujet est d’actualité : son rôle dans les échanges économiques, y compris, autres sujets d’actualité, son évolution par rapport aux problèmes que pose l’appropriation des ressources naturelles et des espaces maritimes, ou encore les préoccupations relatives à l’environnement. Sont aussi, comme il se doit, analysées les évolutions juridiques d’une brûlante actualité que présentent les droits des peuples, ceux des minorités, ceux des individus, et, à leur propos, ce qu’on appelle maintenant le droit d’assistance, voire d’ingérence, que certains voudraient même constituer en « devoir d’ingérence ». Cette partie thématique se termine par l’examen du rôle pris par le droit dans la Communauté européenne, puisque celle-ci peut être considérée comme un laboratoire en la matière.
Ce dossier très dense est assorti, suivant les méthodes du Ramses, d’encarts destinés aux chercheurs spécialisés : ils reproduisent les principaux textes de référence ou développent plus avant certains aspects importants du sujet. En manière de conclusion, nous retiendrons plus particulièrement la remarque suivante d’un des experts réunis par l’Ifri : « Le droit (international), c’est de la politique… légitimée par une certaine forme… ; (il est ainsi) l’arme du plus fort à un moment donné ». Nous ajouterions volontiers : mais un dossier juridique solide est devenu indispensable pour justifier toute action de force vis-à-vis de l’opinion publique internationale, immédiatement sensibilisée par l’action des médias ; et réciproquement, il est souvent commode de disposer d’un alibi juridique pour justifier, face à des perturbateurs reconnus comme tels par cette opinion publique, ses propres hésitations ou son inaction.
Nous passerons rapidement sur la partie économique du Ramses 93, coordonnée par Pierre Jacquet, car elle concerne plus directement les spécialistes de cette science ardue. Après avoir rappelé qu’elle arrête son analyse aux événements survenus avant le 1er septembre 1992, nous mentionnerons simplement qu’elle constate « la fin des euphories » dans les pays appartenant à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), puis analyse en profondeur les trois sujets suivants : la crise du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), le renouveau économique de l’Amérique latine, et les perspectives d’une intégration économique régionale en Asie du Sud-Est.
Nous en arrivons ainsi à l’examen de la situation politique dans « un monde sans amarres », qui fait l’objet de la première partie de l’ouvrage, et dont Bassma Kodmani Darwish a piloté la rédaction. Y sont analysés successivement « la situation géopolitique en Europe », « l’Amérique face à ses nouveaux défis », « la fin d’un empire » (celui de l’URSS), « l’émergence des deux pays charnières que sont désormais la Turquie et l’Iran », « les périls intérieurs » du Maghreb-Machrek, « le dynamisme et les crises de l’Asie », « les perspectives de la démocratisation » en Afrique subsaharienne. Il faut y ajouter un aperçu sur « les nouveaux dilemmes de la non-prolifération », dû à Christophe Carle, qui donne des précisions intéressantes sur les capacités des puissances nucléaires « officieuses », ainsi que sur l’attitude en la matière des « repentis » et des « nouveaux ambitieux ».
Ces analyses s’arrêtent, elles aussi, au 1er septembre 1992, comme c’est également le cas pour la très brillante introduction à l’ensemble de l’ouvrage due à Thierry de Montbrial. Ce dernier y traite d’abord de la situation dans l’ex-URSS, où l’Ukraine, qui n’a cessé de défier la Russie, joue la carte occidentale ; et où cette dernière, enfermée dans le « cycle infernal » de l’hyperinflation, lequel apparaît quand l’État ne contrôle plus ses rouages, ne peut en sortir qu’en appliquant les méthodes de Jean Monnet. Il aborde ensuite la situation, à la veille de la ratification par la France du traité de Maastricht, de la Communauté européenne « clef de l’avenir du continent » ; pour lui, l’important est de poursuivre et d’approfondir le processus communautaire et non pas de disserter sur le stade final de la construction européenne. Enfin, il examine les risques nationalistes dans les Balkans, et aussi celui que certains redoutent de la part des « nouveaux Barbares ». Il tend à récuser ce dernier, parce que « contrairement à l’ancienne URSS, le Tiers-Monde n’est pas organisé en vue de la conquête de la planète ». Pour lui « le vrai problème n’est pas d’instaurer par décret la démocratie dans le Tiers-Monde », mais de « prendre au sérieux le problème de son développement ».
Toutes ces analyses ont été actualisées à l’occasion de la présentation du Ramses 93, qui a eu lieu au début de novembre en présence de très nombreux amis de l’Ifri. La réunion, placée sous le titre de « Maastricht et après ? », a comporté deux tables rondes, qui traitèrent respectivement de « l’Europe en 1999 » et de « l’Europe et ses grands partenaires ». Composées, sous la présidence de Thierry de Montbrial, des experts de l’Ifri, elles ont associé à leurs débats, ce qui les rendit encore plus ouverts, les directeurs des Instituts équivalents de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), de l’Allemagne et de l’Italie, c’est-à-dire John Roper, Karl Kaiser et Cesare Merlini. Il ne peut être question de résumer ici ces quatre heures de débats très denses ; aussi retiendrons-nous seulement quelques propos qui nous ont paru particulièrement éclairants.
Concernant d’abord la situation intérieure de l’Europe, les participants ont généralement été d’accord pour constater que le traité de Maastricht, négocié il faut le rappeler avant l’éclatement de l’URSS, avait été surévalué quant à ses conséquences ; mais les controverses auxquelles donne lieu sa ratification ont clarifié la situation en cernant les vrais problèmes. Parmi ces derniers, figure en particulier le « manque de démocratie » auquel il est difficile de remédier sans État européen, puisque ce n’est que par la technocratie et la bureaucratie qu’on peut éviter l’immobilisme des États-nations, comme l’avait bien perçu Jean Monnet. Un autre sujet a été abondamment débattu, celui de la priorité de l’« approfondissement » et de l’« élargissement » et une quasi-unanimité s’est déclarée en faveur de la première option, qui seule peut ouvrir la porte à la seconde. À ce propos a été soulevée la question de l’élargissement aux États neutres, qui n’a pas paru insurmontable, et aussi celle de l’adhésion de la Turquie, pour laquelle la meilleure solution a paru être, à moyen terme, celle de l’association. Enfin, on a généralement admis la perspective d’une Europe à plusieurs « vitesses » en fonction des capacités de chacun, mais seulement provisoirement, le problème de fond restant toutefois celui de la Grande-Bretagne, comme cela a été le cas depuis son adhésion. Les « locomotives » de l’Europe devraient ainsi continuer à être le couple France-Allemagne soutenu par le Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), ce qui veut bien dire que l’Europe politiquement viable était celle des « Six », éventuellement élargie à la nouvelle Espagne, c’est nous qui le disons.
Pour les relations de l’Europe communautaire avec ses partenaires extra-européens, on a, bien entendu, été d’accord pour admettre que celles avec les États-Unis constituaient la question clef, et que les deux affaires à régler d’urgence étaient l’avenir de l’Otan et la pérennité du GATT. On a aussi admis que les États-Unis allaient pendant un certain temps devoir se consacrer à leurs seules difficultés intérieures, et par suite que nos relations avec eux pourraient peut-être devenir le partenariat dans le domaine de la sécurité, mais risquaient fort d’être la rivalité dans celui de l’économie. Les relations futures de l’Europe avec le Japon ont aussi été abordées, pour constater qu’elles restaient marquées par une approche plus économique que politique, et que par conséquent les perspectives d’un dialogue tripolaire, évoquées par certains, paraissaient bien lointaines.
Ce sont les relations de l’Europe avec le Sud qui ont le plus retenu l’attention, étant d’ailleurs entendu, comme l’a souligné Thierry de Montbrial, que le Sud n’existe plus depuis que le Tiers-Monde s’est évaporé à la suite de la disparition du deuxième, celui de l’Est. Il y a donc désormais plusieurs Sud très différents, mais a retenu surtout l’intérêt, comme on pouvait s’y attendre, celui marqué par l’islamisme, et en particulier le Maghreb, qui est prioritaire pour la France. Se sont alors manifestées, comme chaque fois qu’on aborde chez nous ce thème actuellement, la volonté de principe de ne pas noircir le tableau, et celle conjointe d’espérer que le développement économique fera disparaître à terme les risques, sans d’ailleurs qu’on en propose les moyens. Quant aux questions stratégiques que pose plus généralement dans ce qu’on appelait le Sud la prolifération des armes de destruction massive, on s’est attaché aussi à ne pas dramatiser, tout en admettant, comme l’a fait remarquer, à très juste titre pensons-nous, un des participants, que la « dissuasion n’y est pas exportable ».
C’est d’ailleurs cette volonté de ne pas dramatiser la situation internationale qui nous est apparue comme la caractéristique la plus marquante du large examen panoramique entrepris à l’occasion de la parution du dernier Ramses. Thierry de Montbrial l’étend aussi au domaine économique, avec la compétence qu’on lui reconnaît en la matière. Pour lui en effet, la situation dans ce domaine n’est pas dramatique, car il s’agirait plutôt d’une phase d’assainissement, rendue nécessaire par l’exagération des endettements publics et privés. Elle a coïncidé fâcheusement avec un ralentissement de la conjoncture, mais il n’existerait pas de risque d’une perte de contrôle comme ce fut le cas au début des années 1930. Acceptons donc ce pronostic raisonnablement optimiste, en l’étendant aux relations internationales, et rappelons aux observateurs et aux chercheurs qui voudraient étayer leurs prospectives personnelles que Ramses 93 met aussi à leur disposition une banque de données de qualité exceptionnelle, avec ses analyses stimulantes bien sûr, mais aussi avec ses chronologies, ses statistiques, ses cartes, ses index, et le rappel des thèmes traités dans les éditions précédentes de l’ouvrage. Souhaitons donc tous que Ramses vive encore très longtemps ! ♦