Les mafias contre la démocratie
Sortant pour la première fois de sa réserve, l’amiral Pierre Lacoste nous présente donc dans cet ouvrage l’état de ses réflexions sur le défi que posent à nos démocraties, comme on vient de le constater en Italie, les ravages causés par ces organisations clandestines de la violence, du crime et de la drogue. La guerre s’étant éloignée, constate-t-il, c’est l’insécurité qui est en train de s’installer ainsi dans nos vies de tous les jours ; et, ajoute-t-il, le phénomène se répand comme un cancer sur notre planète, puisque ne cessent de s’y étendre les « zones grises », ces régions sur lesquelles a disparu l’autorité de tout État.
Avec l’expérience que lui confèrent ses responsabilités d’autrefois, l’auteur analyse d’abord pour nous le « syndrome mafieux », fondé sur la fidélité au clan, imposée à la fois par l’intérêt et par la peur et garantie par la loi du silence. Il nous présente aussi le résultat de ses travaux personnels sur les données théoriques et les implications pratiques de la notion de « sécurité », devenue à notre époque de plus en plus complexe. Étudiant le « cycle de la sécurité », en empruntant les outils de la théorie des systèmes, il en tire une véritable « philosophie de la sécurité ». Distinguant la sécurité a priori et celle a posteriori, et par suite les « risques accidentels », pour lesquels la sécurité est fondée sur une logique « rationnelle », et les risques « provoqués », qui relèvent de la dialectique « conflictuelle » et s’inspirent de l’« art de la guerre », il admet que la sécurité ne progresse qu’après des échecs. Analysant aussi les ambivalences du facteur humain, il constate que c’est dans l’épreuve qu’on peut juger pleinement les organisations.
Les chapitres de l’ouvrage qui intéresseront plus directement nos lecteurs sont probablement ceux qui traitent de la maîtrise des crises et du renseignement. Pour l’auteur, amateur reconnu des stratégies indirectes, la maîtrise des crises est par essence la maîtrise de la complexité, ces deux formules traduisant une évolution générale des connaissances et des comportements face aux sciences humaines et aux sciences exactes. Il évoque alors un sujet qui nous préoccupe personnellement, celui de la rationalité des acteurs dont les cultures, et par suite les valeurs, sont radicalement différentes des nôtres. Faut-il admettre, comme il le fait, qu’« il existe des hommes et des peuples auxquels il est impossible de faire entendre raison autrement qu’en faisant usage de la force » ? Et faut-il admettre aussi que notre monde devenu multipolaire va désormais se « balkaniser » de plus en plus sous l’emprise de ces nouveaux pouvoirs occultes qui disposent de moyens financiers considérables ?
L’ouvrage se termine, comme on pouvait l’escompter et aussi l’espérer de la part de l’ancien patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), par un ardent plaidoyer en faveur du « renseignement au service de la démocratie ». L’auteur y évoque le bon et le mauvais usage des services de renseignements, les déficiences et les préjugés français en la matière, les rapports de l’information avec la sécurité, les moyens techniques et humains qui sont nécessaires, l’interface à mettre en place entre services et décideurs, et enfin le renseignement face au syndrome mafieux. Puis intervient un plaidoyer éloquent en faveur de la déontologie et de l’éthique, qu’impliquent les principes démocratiques. C’est là que Pierre Lacoste nous laisse entrevoir un peu d’espoir, puisqu’il avait paru considérer un moment que la démocratie française était elle aussi en danger.
Tout en reconnaissant que le syndrome mafieux présente un danger redoutable pour nos États de droit, qui ne peuvent lutter contre lui avec les mêmes armes, ne succombons cependant pas à l’obsession de cette maladie, comme l’auteur s’en défend d’ailleurs lui-même : car si, afin d’être lucide, il est souvent permis d’être pessimiste pour le court terme, il faut toujours vouloir être optimiste pour le long terme, sous peine de ne rien entreprendre. Sur ce point, nous en sommes persuadés, l’amiral Lacoste ne nous contredira pas ! ♦