La fin de la guerre froide, perspectives
Ouvrage de référence est une expression galvaudée. Dans le livre que voici, on aura et la référence et l’agrément. Sous une présentation claire assortie d’annexés précieuses, en un style sans défaut, le général Eyraud nous fait vivre, par les négociations Est-Ouest, l’écroulement de l’Union soviétique. Il sait de quoi il parle, ayant assuré depuis 1986 le suivi quotidien des événements et accompli quelque vingt-cinq voyages à l’étranger.
Si l’auteur entend traiter de la politique extérieure de l’URSS, il sait que la « nouvelle pensée » de Gorbatchev n’est que gestion idéologique et diplomatique des nécessités intérieures. À l’extérieur comme à l’intérieur, et en dépit de l’aveuglement d’un Occident séduit par « Gorby » et répugnant à l’abandonner, l’échec proviendra de l’indécision du secrétaire général qui, jusqu’au putsch de 1991, croira le régime réformable. Pouvait-il agir autrement ? L’auteur paraît le penser, suggérant qu’en 1989 la dislocation de l’empire aurait pu être évitée si, devant l’évolution des États satellites, Gorbatchev avait mieux négocié la non-intervention de l’URSS dans leurs affaires.
Sur fond de bouleversement en deux temps, dissolution du Pacte de Varsovie et éclatement de l’Union elle-même, les négociations de désarmement, tant conventionnel que nucléaire, tenaient de la gageure, et on doit admirer la souplesse et la ténacité des diplomates, et du premier d’entre eux, le regretté James Baker.
C’est dans le domaine conventionnel que le parcours fut le plus ardu, par quatre négociations « en poupées russes » : CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe), FCE (traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe), 2+4 (RFA-RDA+France–États-Unis–Royaume-Uni–URSS), RFA-URSS. Les négociateurs s’épuisent dans une course-poursuite avec les événements, et Henri Eyraud fait une analyse très fine de cette aventure à rebondissements, « indispensable et absurde ». Le Pacte de Varsovie disparu et la parité entre les deux camps devenue sans objet, il fallut répartir entre les États les premiers résultats que l’on avait obtenus, ce qui fut fait à Paris le 19 novembre 1990. L’URSS à son tour démembrée, c’est avec les États de la Communauté des États indépendants (CEI) que l’on dut négocier. Les chiffres plafonds auxquels on s’est arrêté, le 10 juillet 1992, sont sans réalité, et très au-dessus des besoins et des ressources de chacun, rendus caducs au demeurant par les réductions autoproclamées. Bref, la négociation « a accompagné un mouvement qui avait lieu sans elle ».
La Charte de Paris, « nouvelle architecture de sécurité » qui s’ajoute au traité FCE et doit assurer la paix en Europe, est-elle plus satisfaisante ? Non pas : les embryons d’institutions dont s’est dotée la CSCE sont sans efficacité, à commencer par le plus prometteur, le Centre de prévision des conflits qui, à Vienne, ne peut jouer aucun rôle politique. Un forum de plus de cinquante États, dont chacun dispose d’un droit de veto, ne saurait rien régler ; la Yougoslavie en apporte la preuve et, pour l’auteur, la CSCE doit ou se réformer ou s’effacer. L’impuissance, par élargissement, de la CSCE vaut pour toutes les structures européennes : nul n’a plus, de l’Europe, une vision claire.
Les négociations de désarmement nucléaire eurent à surmonter les mêmes difficultés. Le sujet étant plus grave et proprement apocalyptique, on s’en est mieux sorti. Le traité START du 31 juillet 1991 (veille du putsch de Moscou !) fit l’objet d’un protocole additionnel le 23 mai 1992 (merci M. Baker !). En juin 1992 enfin, l’accord Bush-Eltsine préfigure l’arsenal de l’an 2000.
Si l’accord de juin 1992 est, sous réserve de son application, rassurant, la Charte de Washington, qui y est associée, mérite discussion. Si l’on y voit une tentative de restauration d’un ordre bipolaire États-Unis-Russie, c’est exalter un peu vite cette dernière. S’il s’agit d’organiser, de Vancouver à Vladivostok, un espace américain, il y a de quoi inquiéter la France sourcilleuse… et l’Europe, si celle-ci est capable d’inquiétude.
Les conclusions de l’auteur sont pourtant mesurées, et d’un raisonnable optimisme. La démonstration est faite qu’à l’époque postmoderne, les sociétés closes (totalitaires) ne résistent pas au « rayonnement des sociétés ouvertes ». Dès lors, il n’existe plus de contre-modèle à opposer au régime démocratique et libéral. Reste à l’Occident à « maîtriser sa victoire ».
On voit que le livre d’Henri Eyraud, beau et utile, arrive au bon moment. Le rideau vient de tomber sur la fin d’un monde, celui de la guerre froide ; il se lève pour l’acte suivant, mais la scène est obscure et les acteurs, dans l’ombre, indistincts. ♦