Mémoires
Tout le monde attendait les mémoires du général Schwartzkopf pour le témoignage qu’elles apporteraient sur la guerre du Golfe. Il s’agit, pourtant, de bien davantage. Ce livre est, en effet, l’un des plus intéressants que l’on puisse lire sur l’histoire de l’armée américaine, et même de la société militaire aux États-Unis, du début des années 1950 à celui des années 1990, depuis le temps où le jeune H. Norman Schwartzkopf cherche par tous les moyens à se faire accepter par l’École militaire de West Point jusqu’au retour triomphal de l’opération Tempête du désert.
Ce livre porte naturellement la marque de son auteur. Fils d’un officier de police que la guerre a fait passer dans l’armée, qui fut envoyé en Iran où il devint le chef de la police du Shah et probablement celui des services spéciaux américains dans le pays, il reçoit, beaucoup plus que ses compatriotes de la même origine et du même âge, une éducation internationale qui le mène de Téhéran en Suisse et à Berlin et lui donne la pratique des pays étrangers ainsi qu’une connaissance des langues étrangères, qui le préparent à l’exercice des commandements interalliés et lui valent une certaine compréhension du Proche-Orient ; mais c’est aussi le fils d’une mère alcoolique et il est clair, à le lire, qu’il en ressent, par réaction, un besoin d’autant plus grand de tout ce qui est réputé « normal », de ce qui est généralement reçu, admis, reconnu, conforme aux usages, aux traditions et aux règles. Ce n’est pas de lui qu’il faudrait s’attendre à beaucoup de non-conformisme, et on le voit au contraire s’intégrer parfaitement au milieu qu’il a choisi, le plus proche possible du modèle paternel, le milieu militaire américain, et se soumettre à tous ses rites, y compris les plus contestables, comme au dressage mécanique et routinier de West Point.
H. Norman Schwartzkopf est aussi un officier qui compte parmi les plus intelligents et les plus expérimentés de l’armée américaine ; il reçoit la formation la plus complète qu’on puisse imaginer pour un militaire de sa génération, y compris par un séjour dans une grande université et en recevant un diplôme d’ingénieur spécialiste des missiles ; il comptera toujours parmi les meilleurs. Si l’on y ajoute un caractère très abrupt, un indiscutable courage physique et une très grande aptitude au commandement, notamment par l’attention portée à la condition de ses subordonnés, nul doute qu’il méritait sa remarquable carrière.
C’est par là que son témoignage sur l’armée américaine durant quatre décennies est exceptionnellement intéressant. On y voit en effet qu’elle a traversé des phases bien différentes, connu des périodes de déclin et de crise, d’autres marquées d’une extraordinaire montée en puissance. La fin des années 1950 n’en est pas la meilleure période ; la fin de la guerre de Corée y est vécue difficilement par un commandement très critiqué et des cadres désorientés, alors qu’une première phase de détente internationale pousse à d’importantes réductions d’effectifs. H. Norman Schwartzkopf, qui rate peu d’occasions de critiquer les marins et trouve que les aviateurs surestiment toujours leurs possibilités, aurait assez mal vécu cette première période de sa vie militaire s’il n’avait été passionné par les problèmes posés par l’intervention éventuelle des armes nucléaires dans le déroulement d’une guerre conventionnelle, qui excitaient sa curiosité intellectuelle, et il a parfois songé à quitter l’armée quand commence la guerre du Vietnam.
Ce sera la grande expérience de sa vie et, pour lui, l’occasion d’un avancement très rapide. En deux séjours, il fait l’apprentissage d’une guerre à laquelle, en réalité, rien ne l’avait vraiment préparé et il s’y donne avec une passion exclusive. À la différence de la très grande majorité des responsables américains, il se prend de sympathie pour les Vietnamiens et juge que l’armée américaine a tort de se substituer à eux ; mais pas une seconde il ne s’interroge sur le bien-fondé de cette guerre, ni sur les motivations de ses adversaires. C’est dire combien il se sent étranger dans son propre pays quand déferle la vague de contestations contre la guerre du Vietnam, qui submergea la société américaine à la fin des années 1960 et dans la première moitié des années 1970. Son témoignage sur cette époque constitue, probablement, la meilleure partie de son livre ; non seulement par ce qu’il évoque de la guerre elle-même, des lourdes fautes du commandement américain, du caractère des principales opérations et d’un enlisement dont il se rend mal compte lui-même, mais par quelques épisodes révélateurs de l’amertume profonde qu’il éprouve après l’expérience vécue là-bas, comme sa rupture passagère avec sa sœur préférée, très proche de lui, mais critique à l’égard de l’engagement américain au Vietnam et des conséquences qu’il a entraînées, et ce jour où il apprend la chute de Saïgon et s’enferme tout seul dans sa chambre pour vider une bouteille entière de whisky…
Après la crise, c’est le redressement. Bardé de galons et de décorations, H. Norman Schwartzkopf participe pleinement à ce formidable essor de la puissance militaire américaine qui, contrairement à la légende, s’amorce dès les deux dernières années du mandat du président Carter, avec les débuts de l’accroissement en volume du budget de la défense et la création de la Rapid Deployment Force, et prend d’extraordinaires dimensions sous la présidence de Ronald Reagan quand, dès 1982, ce budget, en dollars constants, atteint le niveau de celui des années de l’engagement le plus intense dans la guerre du Vietnam. L’Amérique se dote alors des moyens d’une supériorité militaire dans tous les domaines, qui ne va pas sans gaspillages et fausses manœuvres – comme le montre l’opération contre la Grenade à laquelle H. Norman Schwartzkopf participa, et sur laquelle il apporte un témoignage pittoresque et très mitigé – mais qui, au total, allait consacrer pour une longue période son rang de superpuissance unique. En ce sens, on voit dans ce livre mieux que partout ailleurs combien la guerre du Golfe fut, à beaucoup d’égards, y compris pour ceux qui la conçurent, la conduisirent et la gagnèrent, une véritable revanche sur la guerre du Vietnam.
Chef du Centcom, c’est-à-dire de l’organe responsable des opérations extérieures au Proche-Orient et en Asie du Sud-Ouest, H. Norman Schwartzkopf est donc destiné à commander les forces américaines et celles de la coalition contre l’Irak, envoyées en Arabie saoudite dès les premiers jours d’août 1990 et jusqu’au dernier jour de la guerre. Inutile de dire que ses mémoires apportent de très intéressantes contributions à l’histoire de ce conflit ; mais, paradoxalement, ce sont sans doute les chapitres qu’il y consacre qui seront les plus controversés et qui, peut-être, décevront le plus. En effet, on n’y trouve aucune discussion véritable de ce qui fut alors dit ou fait, tout au plus quelques remarques acerbes sur les lenteurs d’un corps d’armée et, encore une fois, sur le rôle des marins… Pas d’analyse précise des résultats de l’offensive aérienne, pas d’explications raisonnées sur le sort des 450 000 Irakiens identifiés sur le théâtre du Koweït alors qu’il n’y en eut, suivant le bilan donné à la page 518, que 38 000 faits prisonniers – 60 000 au total, dit-on à une autre page – au tout dernier jour de la guerre, et pas d’explications non plus sur le contraste entre les vastes affrontements dont il est souvent question et le simple fait, comme l’écrit l’auteur, que « sur les quelque 400 000 soldats envoyés de l’autre côté de la frontière pour la campagne terrestre, les pertes s’élèvent à 28 morts, 89 blessés et 5 disparus ».
Il reste de cette partie du livre de très intéressants compléments aux informations obtenues par ailleurs sur cette guerre du Golfe. On voit confirmer ici que les chefs militaires américains furent très réticents, jusqu’au bout, envers le déclenchement de la guerre elle-même, et que c’est le pouvoir politique, c’est-à-dire le président Bush en personne et quelques-uns de ses plus proches conseillers qui furent, dès le premier jour, les plus résolus à ouvrir les hostilités. On voit confirmer aussi que la tentation fut grande, dès l’été 1990, d’entamer les opérations, alors que les responsables militaires, et Schwartzkopf lui-même, s’opposaient farouchement à ce qu’elles le fussent avant un rassemblement complet des forces jugées nécessaires à une victoire certaine. Certains épisodes montrent également, comme on le soupçonnait, que la plupart des dirigeants saoudiens étaient très réservés sur la participation de leur pays à la coalition et sur l’arrivée en masse des forces américaines, mais que c’est le roi Fahd lui-même qui en décida, après des démarches du président Bush rapportées dans d’autres ouvrages que celui-ci. En tout cas, les données militaires du conflit et l’élaboration de la stratégie américaine font ici l’objet d’un compte rendu remarquablement précis.
Sur cet épisode essentiel de notre histoire récente, mais bien davantage sur l’ensemble de l’histoire militaire américaine depuis quarante ans, ce livre est, en définitive, un témoignage qu’il faut lire. ♦